Lorenzaccio ou les enfants de l'Enfer
Théâtre du Rond-Point (1988-89)

En toile de fond : une relecture de Musset

Florence 1536 - 1833

Le premier choix d'Huster consiste à transposer le drame historique de 1536 à l'époque romantique. Les dandys en jabots, les crinolines remplacent les pourpoints et les vertugadins. Les critiques ont crié au scandale. Et pourtant... Lorenzaccio, histoire d'un régicide manqué, s'inscrit assurément, pour les contemporains de Musset, dans un contexte politique précis, celui de la monarchie de Juillet. Les premières années du règne de Louis-Philippe se placent en effet sous le signe de l'incertitude en ce qui concerne l'avenir de son gouvernement, secoué par de nombreuses insurrections ouvrières et étudiantes, et plusieurs attentats contre la personne du souverain. Huster rend explicite la critique détournée chez Musset (et qui s'effectue parfois directement par le biais d'anachronismes volontaires). En somme, il interprète Lorenzaccio comme le cri d'un jeune romantique désabusé.

Francis Huster - © Daniel Cande, Gallica

Les Confessions d'un enfant du siècle

Les trois coups résonnent. De jeunes gavroches avancent au son d'un orgue de Barbarie et la Muse récite les premières pages de la Confession. Le Paris maudit des déceptions idéologiques et politiques d'Octave et de Lorenzo, doublement dénoncé, souligne la valeur transposable de la pièce. Le rapprochement des deux textes tente simultanément de tisser un réseau de relations étroites. Prenons un exemple : la Muse et Philippe s'écrient de concert, à chaque bout de la scène, comme dans un jeu de miroirs : «Quelle horreur! Quelle horreur! » (II, 9).

La représentation

Le matériel scénographique

Un mot sur le décor et les costumes. L'architecture de la salle du Théâtre Renaud-Barrault (forme circulaire), la disposition de la scène (qui entre de plain-pied dans la salle par une avancée de pierres), et l'absence de rideaux participent du désir de réduire la distance qui sépare le spectateur et son époque de cette histoire vieille de deux cents ans. La lecture «poétique» de Mesguich avait privilégié le rationnel, le froid ; la vision classico-historique de Zeffirelli l'or, les drapés et les fioritures sur un fond assez sobre ; Huster opte pour un lieu simple, un décor unique, l'éclairage venant s'intensifier sur tel côté de la scène, à un moment précis : une rue pavée, une bâtisse en ruines à l'arrière-plan, à droite, une modeste cabane sur le devant, deux bancs au centre, trois arbres morts, trois lampadaires, un ciel couvert, orageux... Le gris prédomine, rehaussé par endroits de légères touches blanches, symboles de neige.

Pour illustrer les excès d'une civilisation sur le chemin de la ruine, ni or, ni clinquant. Là encore, les couleurs sombres se détachent et les tissus sont très rarement colorés. Deux exceptions notables : Lorenzo, le révolutionnaire, arbore les couleurs nationales, symboles de la République et de la liberté ; l'usage du rouge : dans la scène des adieux (I, 3), le cardinal, la marquise, Laurent, Ascanio, le répétiteur, sont tous vêtus de rouge, et Lorenzo revêt une cape rouge en haillons une fois son forfait accompli.

Signalons enfin deux ressemblances frappantes: le duc, en uniforme allemand, rappelle à la fois François-Joseph et Louis-Philippe jeune – tel qu'il était représenté sur de nombreux portraits (1820-1840) ; Philippe Strozzi-Georges Géret adresse un clin d'oeil à Victor Hugo (cheveux blancs et barbe coupés très courts), dont il reprend la célèbre attitude de penseur. Cette dernière comparaison est plus discutable, car Hugo était aussi un homme d'action.

L'utilisation de la foule

Traditionnellement considéré comme une entrave à la représentation de la pièce, le nombre de personnages devient ici un facteur essentiel, et l'encombrement du plateau participe d'un dessein précis.

– Plusieurs classes sociales coexistent devant nos yeux, croquées sur le vif. Nous appréhendons la société dans sa vie quotidienne, dans son agitation. Saluons au passage l'orchestration des arrivées et des départs, sans fausse note, à la manière des mouvements de foule impressionnants de Casimir et Caroline (TEP, février 1990) : avec quatre issues à leur disposition, les comédiens évacuent facilement la scène.

– Le nombre des figurants n'est pas arbitraire : les acteurs arrivent de plus en plus nombreux, proportionnellement à la montée de la tension et à l'approche du meurtre.

– Le personnel dramatique se scinde en deux groupes distincts: les acteurs et les spectateurs. Cette séparation engendre une mise en abîme : Lorenzaccio ou le «théâtre de la vie ». L'espionnage est un élément fondateur de l'intrigue, mais Huster l'accentue au maximum : le cardinal espionne la marquise ; la bourgeoise, sa fille ; Lorenzo est le témoin de l'arrivée triomphale de Pierre ; il reste caché un long moment lorsque le duc pose pour Tebaldeo (II, 6). En outre, la garde est (trop) souvent plantée en scène, y compris pendant les rendez-vous amoureux de la marquise et du duc. En abusant du procédé, Huster disperse l'attention du spectateur. Alors que, reliées au thème de l'espionnage, certaines présences sont pertinentes, d'autres en revanche sont inutiles, mal fondées. Simultanément, les intrigues se multiplient sous nos yeux. Ainsi dans la scène 2 du premier acte, nous remarquons : à droite, les deux marchands de Musset en grande conversation ; à gauche, la fille des bourgeois et Tebaldeo, son amant (une addition de Huster) ; au centre, allant de l'un à l'autre, la mère de la jeune fille.

Les personnages principaux

En règle générale, Huster tranche : il privilégie nettement une facette des personnages. A titre d'illustration, citons Philippe Strozzi, partagé entre les deux rôles de sage familial et de chef du clan républicain ; il cultive ici plutôt le premier, comme en témoigne la scène 1 de l'acte II, où il apparaît en compagnie de Léon, Pierre, Thomas, Lucrezia, Louise et la préceptrice (là où le texte de Musset n'indique la présence que de Pierre et de Léon), dans un véritable tableau de famille. Chez le duc, c'est le côté bouffon et enfant gâté qui ressort. Le cardinal pour sa part ne cache pas son cynisme : Jacques Spiesser brosse un personnage haut en couleurs, qui récite son confiteor à toute allure, sans aucun scrupule. Le public ne s'y trompe pas: il rit au cours de cette scène qui, rappelons-le, constitue une scène de conflit, une joute verbale. La désinvolture du cardinal-Spiesser éclaire l'anticléricalisme latent véhiculé dans ce passage (II, 3). Lorenzo enfin, interprété pour la seconde fois par Huster. Le personnage sournois, vêtu de noir dans la mise en scène de Zeffirelli, calculateur, mais aussi entravé et pathétique, est devenu maigre, blafard, un brillant à l'oreille, se traînant «comme un lendemain d'orgie ambulant». Fréquemment pris de spasmes, il marche et tombe, chuchote ou hurle ses répliques. Dans la scène centrale du monologue-confession, il apparaît seul, drapé dans sa cape. Contrairement au choix de Musset, Huster a fait sortir Philippe. Simple coquetterie d'acteur ? Pas si sûr, car ses paroles de défi lancées à la République, aux hommes et à Philippe justement : «Tu ne le feras point», prennent alors une coloration profondément dérisoire. Absolument immobile pendant de longues tirades, Huster campe avec justesse un Lorenzaccio sensible et halluciné dans le mouvement de reconquête de soi par le meurtre.

Trois partis pris de mise en scène

Quelques substitutions discutables

Voici quatre exemples :

– Dans la scène 2 de l'acte II, où sont normalement en scène l'orfèvre et le marchand de soieries, un bourgeois et sa femme, et deux écoliers, nous trouvons, à la place de ces derniers, la fille du couple et Tebaldeo, comme nous l'avons déjà noté. Il semblerait donc que Huster sous-estime l'effort de compréhension politique de Musset, qui est réel, et en ce sens, le rôle des étudiants en 1830-1834 (ceux-là mêmes qui, dans l'acte V, scène 6, «attaquent les soldats» au péril de leur vie pour certains).

– La suppression de l'ultime scène de la pièce (le sacre de Côme) participe du désir de privilégier la dimension humaine aux dépens de la perspective historique. Est-ce toutefois bien cohérent ?

– La mort de Louise est littéralement bâclée, escamotée, et passe au second plan alors que les événements s'accélèrent. En outre, le ton de la jeune victime n'y est pas du tout. Elle murmure le profond: «Je vais mourir, je vais mourir», comme si elle allait dire : «Le petit chat est mort»!

– La réplique de Pierre : «Allons dîner, je n'ai rien à faire» (II, 1) est attribuée à la cuisinière, et déformée en un : «A table, le dîner est servi », qui n'est pas du meilleur effet, à la limite du mauvais goût.

Une lecture freudienne

Le spectateur peut être dérouté par les relations décrites entre la marquise et son fils. Les coups d'oeil échangés ne sont pas tendres, Ascanio (interprété par une jeune femme) évite soigneusement sa mère et la provoque ouvertement lorsqu'il se blottit entre les bras de son père. La marquise, pour sa part, affiche un parfait détachement à l'égard de l'enfant. Huster revendique cette «greffe» personnelle et confie qu'on ne saurait se passer, selon lui, d'une interprétation freudienne appliquée à ces deux personnages. Il se justifie ansi : «La marquise Cibo est une Bovary à l'envers » A méditer.

Une trouvaille : le poignard

Cet objet constitue le fil directeur de la représentation. Il est introduit sur scène par Giomo quand le duc réclame une arme pour Lorenzo (I, 4). Ce dernier s'effondre et lâche le poignard. Tebaldeo le ramasse à la foire de Montolivet (I, 5). Lorsque Lorenzaccio lui demande s'il tuerait le duc, le peintre le sort de sa poche et le jette au sol. Lorenzaccio l'y enfonce (II, 2). Puis Agnolo l'emporte avec le coussin du confessionnal, de manière très anodine ; la marquise le saisit au passage dans un élan de colère contre le cardinal, et le plante dans un arbre (II, 3), au moment où le duc entre en scène. Lorenzo le désigne à Scoronconcolo comme l'arme du crime (III, 1). La conclusion qui s'impose à partir de ces gestes très discrets pour la plupart est simple : le duc fournit lui-même l'arme de sa mort, par son alliance fraternelle avec Lorenzo. Le meurtre acquiert en même temps une dimension collective : l'arme circule de main en main et cependant, hormis Lorenzaccio, aucun protagoniste n'osera matérialiser son intention.

La mise en scène, dotée d'un tel objet, est indéniablement enrichie. Son rôle n'était certes pas vraiment perceptible pour un public peu attentif, ou peu sensibilisé à l'intrigue de Lorenzaccio. Il n'en demeure pas moins que le projet et sa réalisation sont convaincants, intelligents, et concourent à démontrer que la pièce ne se réduit ni aux «Caprices d'Huster» (article de B. Thomas), ni à une conception «hustérique », à «un gros Lorenzaccio rempli d'acteurs» (Libération, 28 mars 1989).

CLAIRE DEROUIN NATHALIE THEVEN N
Étudiantes à Paris 7