Pourquoi Musset écrit-il Lorenzaccio en en refusant par avance toute représentation ?

Exclure toute représentation de Lorenzaccio, c’est d’abord pour Musset, conjurer sa hantise de l’échec, tenace depuis le four de La Nuit vénitienne les 1er et 3 décembre 1830 à l’Odéon, fiasco que ni lui ni Harel n’avaient pressenti et que le jeune dramaturge jugeait immérité. La peur de l’échec est dès lors un thème récurrent de sa production théâtrale. Entreprendre, agir, se confronter à la dure réalité, cela inquiète Musset car « Entre la coupe et les lèvres, il reste encore la place pour un malheur ». Le « Prends garde, Philippe » de Lorenzo, c’est aussi un avertissement que l’écrivain lucide adresse au jeune homme pas toujours réaliste qu’il est encore. Le succès de scandale de ses Contes d’Espagne et d’Italie en 1829 et celui d’Hernani en février1830 l’avaient encouragé à écrire pour la scène, mais sa pièce a déplu.

En n’écrivant pas pour la scène, il n’aura pas à craindre d’être de nouveau exposé aux sifflets ininterrompus d’un public « aussi sot que celui-là », selon ses propres termes, qui a peu goûté les subtilités de son style emberlificoté et la fantaisie démodée d’une intrigue « à la Marivaux » auxquelles quatre ans plus tard, On ne badine pas avec l’amour reste encore fidèle ! Certes il a renoncé à écrire en vers, mais Musset n’a pas renoncé à son « style louis XV » sous Louis-Philippe (Paul Bénichou). Le grand public préfère aux drames historiques les vaudevilles grivois donnés au théâtre des Variétés et les mélodrames sociaux tel que cet excitant Robert Macaire qu’on s’apprête à donner aux Folies-Dramatiques avec le truculent Frédéric Lemaître dans le rôle-titre … Musset qui continue à aller au théâtre chaque soir ne peut l’ignorer.

Il n’aura pas à affronter la répugnance qu’il peut facilement pressentir chez les partisans du théâtre classique pour une pièce où s’affiche de nouveau sa désinvolture dans le traitement de l’espace et du temps, où se déverse l’ironie d’un débauché cynique, loin de l’élan et de la grandeur qu’exige une composition tragique. En outre il ne peut ignorer que les milieux aisés, tout libéraux qu’ils sont, jugent intempestifs de nouveaux appels à la liberté auxquels la Monarchie de juillet a apporté une réponse, à leurs yeux, satisfaisante.

Il n’aura pas non plus à subir ouvertement les attaques de son propre camp, de l’école romantique avec laquelle il a pris ses distances après avoir été quatre ans plus tôt un champion du Cénacle. Seul Gautier l’apprécie. Ses amis n’ont guère apprécié qu’il ait tourné en dérision la mission sacrée du poète dans Les vœux stériles et qu’il ait de nouveau dénoncé leurs prétentions dansla dédicace qui précède La coupe et les lèvres. Hugo a le vent en poupe, il vient de triompher avec Lucrèce Borgia au théâtre de la Porte-Saint-Martin qu’a repris François Harel, avec à l’affiche Melle Georges et Frédéric Lemaître, mais c’est un drame plus moderne, capable d’inscrire les passions romantiques dans une intrigue contemporaine qu’appelle de ses vœux la presse unanime après Marie Tudor. « Surtout nous voulons des peintures d’actualité », prévient le journal ultra Le Rénovateur tandis que L’Artiste annonce : « Il y aura évidemment une réaction prochaine contre l’histoire dramatisée. » Voilà qui n’est pas de nature à rassurer Musset. Il s’interroge : « Que dit-on de nous dans les théâtres ? de nous dans les livres ? » (cité par Florence Naugrette, p. 221). On ne badine pas avec l’amour n’est-il pas plus dans l’air du temps que Lorenzaccio ?

Enfin il se soustrait à de nombreuses responsabilités, toute représentation impliquant la collaboration de toute une équipe et des enjeux financiers. Le théâtre, art collectif, impose des contraintes plus grandes que l’édition. Indépendant, Musset n’aura affaire qu’au directeur de La Revue des deux mondes, Buloz, pour la publication de sa pièce … et à ses lecteurs qui, s’ils sont déçus, n’auront du moins pas effectué un déplacement inutile ! (cf sa dédicace au lecteur dans la première livraison d’Un spectacle pour un fauteuil). Dans leur fauteuil, ils se seront faits metteurs en scène d’une représentation imaginaire, choisissant librement interprètes, costumes et décors, passant d’un lieu à l’autre, d’un jour à l’autre, délivrés des pesanteurs d’une lourde machinerie.

Mais ce faisant, il se marginalise volontairement, renonçant à une source de revenus importante pour un homme de lettres et à un moyen d’étendre sa notoriété et son influence à l’instar d’un Alexandre Dumas et d’un Victor Hugo. Les conséquences personnelles de ce refus ont sans doute été considérables d’un point de vue socio-économique. Les conséquences littéraires sont plus heureuses, selon Florence Naugrette (p. 151) :

« Débarrassé des contraintes scénographiques de son époque, Musset va inventer un espace entièrement nouveau, qui renoue avec l’éclatement spatio-temporel shakespearien, qui préfigure les révolutions scéniques du XXe siècle.

Quel intérêt trouve-t-il à écrire une œuvre théâtrale destinée à une simple lecture ?

Après l’échec de La Nuit vénitienne, jugée « trop poétique pour être théâtrale », plusieurs critiques dramatiques encouragent Musset à faire publier son théâtre plutôt qu’à la faire jouer. Raison pour laquelle Musset persiste dans l’écriture de drames destinés simplement à la lecture, malgré l’accueil glacial que ses amis ont réservé aux deux pièces de la première livraison d’Un Spectacle pour un fauteuil. Quel intérêt trouve-t-il positivement à écrire encore Lorenzaccio pour des lecteurs ?

Ecrire pour être lu, c’est préserver sa liberté de créateur. Il peut développer en toute liberté la scène historique de George Sand sans se soucier des conditions matérielles d’une représentation, nécessairement contraignantes à une époque où les décors réalistes et imposants, très appréciés du public, tels ceux imaginés par Cicéri pour Henri III et sa cour de Dumas, sont lourds et difficiles à manipuler. Son « Adieu à la ménagerie » de janvier 1831 ne signifie pas adieu au théâtre, mais adieu à un théâtre spectaculaire avant tout, adieu au régisseur, adieu aussi à la critique qui n’a pas été tendre avec lui.

Musset n’innove pas. Il existe une tradition du théâtre à lire depuis le XVIIe siècle et au moment où il publie Un Spectacle dans un fauteuil, on lit couramment du théâtre dans la presse. Avant lui, Mérimée a écrit Le théâtre de Clara Gazul, des scénettes où les didascalies sont rares, où le dialogue est roi. Musset tire simplement parti de la liberté qu’offre la « scène historique » de s’affranchir du dogme classique des unités. Ce genre entre récit et drame mis à la mode par Ludovic Vitet sous la Restauration pour écrire l’histoire de manière plus vivante (il est l’auteur d’une trilogie sur les guerres de religion, Les Barricades), Musset l’adopte en retravaillant l’ébauche de George Sand, Une conspiration en 1537 et en fait un véritable objet littéraire. Il peut ainsi assumer pleinement les choix esthétiques du drame romantique qui lui conviennent ici parce qu’ils lui permettent, dans un souci d’authenticité, de lier étroitement sphère individuelle et sphère collective dans des scènes qu’il peut multiplier à loisir, l’espace et le temps pouvant être traités très librement, la liste des personnages allongée sans être jamais close (son fameux etc…), la scène s’étendant à la société toute entière. Le peuple est d’ailleurs plus présent dans son œuvre que dans celles de Hugo ou de Dumas même si sa présence scénique est marginale et son action limitée (Naugrette).

Il peut exprimer assez librement à travers un scénario d’échec et des tirades grandiloquentes et amères (III, 3), sa lecture désabusée des événements récents et plus généralement sa conception de l’Histoire car il n’est pas directement soumis à la censure qui pèse sur les théâtres et qui a déjà imposé à Hugo deux interdictions : celle de Marion Delorme en 1829 (censure de droit sous la Restauration) et celle du Roi s’amuse en 1832 (censure de fait sous la Monarchie de juillet) au motif que l’image de la monarchie française, représentée par Louis XIII et François 1er, s’y trouvait écornée. Par précaution supplémentaire, Musset se refuse d’écrire un théâtre d’allusion trop directe en transposant en 1536 à Florence la situation de la France sous la Monarchie de juillet. Il peut dire sa déception d’avoir vu un roi en remplacer un autre pour le bonheur de marchands opportunistes et le malheur d’étudiants dont la révolte est matée dans le sang (V,6).

Enfin – et là est sans doute l’essentiel, Musset trouve dans la forme dialoguée le mode d’expression le plus adéquat de la duplicité du réel, du monde et des êtres (cf le dialogue avec la Muse dans les Nuits). Comme le montre bien Henri Lefebvre, « le dialogue est fondamental dans le théâtre de Musset, parce que le dédoublement est au centre de son expérience et de sa vie. » (Musset, L’Arche, p. 101). Le conflit est entre les personnages et en chacun d’eux. Les trois intrigues qui se mêlent ont en leur centre un personnage divisé, partagé entre intérêt personnel et intérêt collectif : Lorenzo lui-même, Philippe Strozzi et la Marquise Cibo. Par ailleurs à travers leurs échanges conflictuels, les personnages principaux du drame mettent en regard les diverses facettes du héros : Philippe son humanisme idéaliste, le duc son goût de la débauche, Catherine son idéal de pureté morale, la marquise son amour de la patrie, Pierre sa fougue de tigre. « L’ensemble forme une constellation mouvante à l’intérieur de laquelle les dialogues s’engagent naturellement, inépuisablement, mettant en pleine lumière, et sous tous les éclairages possibles, le « héros » qui, vidé de sa substance au terme d’un débat stérile, finira par s’effacer tel un spectre.

Musset considérait son théâtre comme un laboratoire : « J’essaye », confiait-il dans sa correspondance. Il a, semble-t-il, trouvé dans l’écriture suffisamment de ressources dramatiques pour exprimer la complexité du monde et des êtres, en particulier ses propres contradictions.


© Christine Kodjo