[...] L'unité, la simplicité profonde, le classicisme sont donc ailleurs. On s'approchera sans doute de la vérité en disant seulement que la grande caradéristique de ces romanciers est que, chacun de leur côté, ils disent toujours la même chose et toujours sur le même ton. Être classique, c'est se répéter. On trouve ainsi, au cœur de nos grandes œuvres romanesques, une certaine conception de l'homme que l'intelligence s'efforce de mettre en évidence au moyen d'un petit nombre de situations. Et certes, cela pourrait se dire de n'importe quel bon roman, s'il est vrai que le roman fait de l'intelligence son univers, comme le drame le fait de l'action. Mais ce qui semble particulier à cette tradition française, c'est que l'intrigue et les personnages se limitent en général à cette idée et que tout est disposé pour la faire retentir indéfiniment. L'intelligence, ici, n'apporte pas seulement sa conception, elle est en même temps un principe d'une merveilleuse économie et d'une sorte de monotonie passionnée. Elle est à la fois créatrice et mécanicienne. Être classique, c'est en même temps se répéter et savoir se répéter. Et c'est la différence que je vois avec d'autres littératures romanesques où l'intelligence inspire l'œuvre, mais se laisse aussi entraîner par ses propres réactions.

 

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Pour prendre un exemple précis, il me semble que Mme de Lafayette ne vise, rien d'autre ne l'intéressant au monde, qu'à nous enseigner une très particulière conception de l'amour. Son postulat singulier est que cette passion met l'être en péril. Et c'est en effet ce qu'on peut dire dans la conversation, mais personne n'a eu l'idée d'en pousser la logique aussi loin que Mme de Lafayette l'a fait. Ce qu'on sent à l'oeuvre dans la Princesse de Clèves comme dans la Princesse de Montpensier, ou la Comtesse de Tende, c'est une constante méfiance envers l'amour. On peut la reconnaître déjà dans son langage où il semble vraiment que certains mots lui brûlent la bouche : « Ce qu'avait dit Mme de Clèves de son portrait lui avait redonné la vie en lui faisant connaître que c'était lui qu'elle ne haïssait pas. » Mais les personnages à leur manière nous persuadent aussi de cette méfiance salutaire. Ce sont de curieux héros qui périssent tous de sentiments et vont chercher des maladies mortelles dans des passions contrariées. Il n'est jusqu'à ses figures secondaires qui ne meurent par un mouvement de l'âme : « On lui porta sa grâce comme il n'attendait que le coup de la mort, mais la peur l'avait tellement saisi qu'il n'avait plus de connaissance et mourut quelques jours après. » Les plus audacieux de nos romantiques n'ont pas osé donner tant de pouvoirs à la passion. Et l'on comprend sans peine que devant ces ravages du sentiment, Mme de Lafayette prenne comme ressort de son intrigue une extraordinaire théorie du mariage considéré comme un moindre mal : il vaut mieux être fâcheusement mariée que souffrir de la passion. On reconnaît ici l'idée profonde dont la répétition obstinée donne son sens à l'ouvrage. C'est une idée de l'ordre.

Bien avant Goethe, en effet, Mme de Lafayette a mis en balance l'injustice d'une condition malheureuse et le désordre des passions ; et bien avant lui, par un mouvement étonnant de pessimisme, elle a choisi l'injustice qui ne dérange rien. Simplement, l'ordre dont il s'agit pour elle est moins celui d'une société que celui d'une pensée et d'une âme. Et loin qu'elle veuille asservir les passions du cœur aux préjugés sociaux, elle se sert de ceux-ci pour remédier aux mouvements désordonnés qui l'effraient. Elle n'a cure de défendre des institutions qui ne sont pas son fait, mais elle veut préserver son être profond dont elle connaît le seul ennemi. L'amour n'est que démence et confusion. On n'a pas de peine à deviner les souvenirs brûlants qui se pressent sous ces phrases désintéressées, et c'est là, bien mieux qu'à propos d'une illusoire composition, que nous prenons une grande leçon d'art. Car il n'y a pas d'art là où il n'y a rienà vaincre, et cette mélodie cérémonieuse, nous comprenons alors que sa monotonie est faite autant d'un calcul clairvoyant que d'une passion déchirée. S'il ne s'y trouve qu'un seul sentiment, c'est qu'il a tout dévoré et s'il parle toujours sur le même ton un peu compassé, c'est qu'on ne lui permet pas les cris. Cette objedivité est une victoire. D'autres, qui peuvent être instructifs mais qui n'emportent rien, se sont exercés à l'objectivité. Mais c'est qu'ils n'étaient pas capables d'autre chose. C'est pourquoi les romanciers appelés naturalistes ou réalistes, qui ont écrit tant de romans et beaucoup de bons, n'en ont pas fait un seul grand. Ils ne pouvaient aller plus loin que la description. Chez Mme de Lafayette, au contraire, la grandeur de cet art hautain et de faire sentir que ses limites ont été posées avec intention. Du même coup, elles disparaissent et toute l'œuvre retentit. Cela est d'un art concerté qui doit tout à l'intelligence et à son effort de domination. Mais il est bien évident que cet art naît en même temps d'une infinie possibilité de souffrance et d'une décision arrêtée de s'en rendre maître par le discours. Rien ne dit mieux cette détresse disciplinée, cette lumière puissante dont l'intelligence transfigure la douleur, qu'une admirable phrase de la Princesse de Clèves : « Je lui dis que tant que son affliction avait eu des bornes, je l'avais approuvée et que j'y étais entré ; mais que je ne le plaindrai plus s'il s'abandonnait au désespoir et s'il perdait la raison. » Ce ton est magnifique. Il postule qu'une certaine force de l'âme peut poser des bornes au malheur en censurant son expression. Il fait entrer l'art dans la vie en donnant à l'homme en lutte contre son destin les forces du langage. Et l'on voit ainsi que si cette littérature est une école de vie, c'est justement parce qu'elle est une école d'art. Exactement, la leçon de ces existences et de ces œuvres n'est plus seulement d'art, elle est de style. On y apprend à donner une forme à sa conduite. Et cette vérité constante que Mme de Lafayette ne cesse de répéter, et qu'elle figure dans cette phrase sous une forme inoubliable, prend tout son sens et éclaire ce que je veux dire quand on voit que c'est le même homme (le prince de Clèves) qui dit cela et qui mourra pourtant de désespoir.


Extrait d'Albert Camus, « L'intelligence et l'échafaud », Confluences, 1943, n°21-24, pp.218 sqq.
Nouvelle publication dans Théâtre, récits, nouvelles, Gallimard, coll. La Pléiade, 1962, pp.1897-1900