ou De quelques considérations d’André Gide sur le roman

Ce document n’a pas pour ambition de mener une analyse des problématiques d’écriture soulevées par André Gide, mais de recenser un certain nombre d’extraits significatifs où celui-ci exprime ses positions, ses refus ou ses doutes. Ce sont principalement des extraits de son Journal, de quelques-unes d’autres œuvres, et évidemment des Faux-Monnayeurs et du Journal des Faux-monnayeurs (1).

Dans Les Faux-Monnayeurs, ces propos sont tenus par le narrateur ou par le romancier (deux voix narratives qu’il convient de dissocier) et surtout par Édouard, dont nous trouvons les réflexions dans son journal (« le journal d’Édouard »), dans son carnet et dans quelques discussions.

Édouard inscrit en effet ses observations, ses pensées dans son journal, mais il garde aussi dans sa poche un carnet sur lequel « il transcrit […] ses notes et ses réflexions », où il « note au jour le jour l’état de ce roman dans [s]on esprit ». Ce carnet, « c’est le miroir qu’avec moi je promène. Rien de ce qui m’advient ne prend pour moi d’existence réelle, tant que je ne l’y vois pas reflété. ». Pour autant, journal et carnet vont rapidement fusionner dans le roman.

Aux textes gidiens nous avons parfois ajouté quelques analyses critiques, pour faciliter la lecture et éclairer le choix que nous avons fait de ces textes, mais notre propos n’était pas de faire des synthèses sur chacune de ces questions.

 

André Gide et le symbolisme

26 janvier 1891, lettre d’André Gide à Paul Valéry :

[…] J’étais alors encore que je vous avais vu, alors encore depuis que j’étais entré en la ville, frondeur acharné de ce que je puisse dire “votre école” et me postais moi-même comme apôtre de vérités neuves, (vérités d’art s’entend), de vérités antagonistes des vôtres. Je me savais symboliste infiniment, mais comme l’entend Hegel pour l’esthétique hindoue – mais comme aussi Schopenhauer et Maeterlinck en Les Aveugles, et je croyais ces esthéticiens d’aujourd’hui longés dans des nimbes vagues, inconscients presque, obscurs par joie de mots aimés pour les mots mêmes, etc.

Depuis, tout est changé. Mallarmé surtout en est cause. Il me semble en l’aimant que je n’avais jamais aimé et admiré : c’est de moi en lui une fusion éperdue. Il a fait tous les vers que j’aurais rêvé de faire.

Puis un article assez vulgaire, de la Plume consacré à Jean Moréas, mais pour moi capital car il renferme l’histoire de l’école nouvelle et l’exposé de ses rêves. J’y apprends que Maeterlinck est symboliste (de leur école veux-je dire) – et toutes leurs théories, toutes leurs professions de foi me semblent une apologie directe de mon livre quand ce ne sont pas ses phrases décalquées. Donc, je suis symboliste et sachez-le. Ils disent Moréas chef de l’école. Oh ! non – mais Mallarmé certes – parnassien peut-être pour la forme, mais symboliste dans l’âme.

Donc Mallarmé pour la poésie, Maeterlinck pour le drame – et quoique auprès d’eux deux je me sente bien un peu gringalet – j’ajoute Moi pour le roman. Puis viennent les autres et que les “genres” nouveaux trouvent des voix nouvelles. […] »

In Correspondance d’André Gide et Paul Valéry, Gallimard, 1955, p.46 (2)

 

Voici ce qu’écrit Bertrand Marchal :

« Si le symbolisme, en tout cas, peut être défini comme une crise des valeurs et des représentations, Les Faux-Monnayeurs est le roman par excellence de cette crise. Le symbolisme, sans doute, semble bien loin en 1925, mais ce n’est pas un hasard si l’action du roman est située dans un temps vague dont la relative indétermination permet avant tout de superposer trois crises, la crise littéraire du symbolisme (comme le montrent l’insertion dans la fiction du personnage d’Alfred Jarry, et la présence plus discrète de Paul-Ambroise [Valéry], la crise économique qui précède le passage de l’or métal à la monnaie fiduciaire, et la crise du sujet dont l’emblème est ici la psychanalyse (3). »

 

Le roman « pur » au centre de la réflexion gidienne

Édouard a pour ambition d’écrire un roman « pur » ; c’est ce qu’André Gide écrivait aussi dans son Journal des faux-monnayeurs.

Journal des faux-monnayeurs

Les Faux-Monnayeurs

1er novembre [1922].

Purger le roman de tous les éléments qui n'appartiennent pas spécifiquement au roman. On n'obtient rien de bon par le mélange. J'ai toujours eu horreur de ce que l'on a appelé « la synthèse des arts ». […] Le seul théâtre que je puisse supporter est un théâtre qui se donne simplement pour ce qu'il est, et ne prétende être que du théâtre.

La tragédie et la comédie, au xviie siècle, sont parvenues à une grande pureté (la pureté, en art comme partout, c'est cela qui importe) — et du reste, à peu près tous les genres, grands ou petits, fables, caractères, maximes, sermons, mémoires, lettres. La poésie lyrique, purement lyrique (4) — et le roman point ? (Non ; ne grossissez pas à l'excès la Princesse de Clèves ; c'est surtout une merveille de tact et de goût...)

Et ce pur roman, nul ne l'a non plus donné plus tard. […]

Je crois qu'il faut mettre tout cela dans la bouche d'Édouard […] (5)

Carnet d’Édouard :

« Dépouiller le roman de tous les éléments qui n’appartiennent pas spécifiquement au roman. De même que la photographie, naguère, débarrassa la peinture du souci de certaines exactitudes, le phonographe nettoiera sans doute demain le roman de ses dialogues rapportés, dont le réaliste souvent se fait gloire. Les événements extérieurs, les accidents, les traumatismes, appartiennent au cinéma ; il sied que le roman les lui laisse. Même la description des personnages ne me paraît point appartenir proprement au genre. Oui vraiment, il ne me paraît pas que le roman pur (et en art, comme partout, la pureté seule m’importe) ait à s’en occuper.

Première partie, chapitre VIII (6)

 

Quant au symbolisme, c’est à Passavant que Gide confie le soin de le condamner, Passavant le « faux-monnayeur des lettres » :

 

Les Faux-Monnayeurs

Pour Passavant, l’œuvre d’art n’est pas tant un but qu’un moyen. Les convictions artistiques dont il fait montre, ne s’affirment si véhémentes que parce qu’elles ne sont pas profondes ; nulle secrète exigence de tempérament ne les commande ; elles répondent à la dictée de l’époque ; leur mot d’ordre est : opportunité.

« La Barre fixe. Ce qui paraîtra bientôt le plus vieux, c’est ce qui d’abord aura paru le plus moderne. Chaque complaisance, chaque affectation est la promesse d’une ride. Mais c’est par là que Passavant plaît aux jeunes. Peu lui chaut l’avenir. C’est à la génération d’aujourd’hui qu’il s’adresse (ce qui vaut certes mieux que de s’adresser à celle d’hier) – mais comme il ne s’adresse qu’à elle, ce qu’il écrit risque de passer avec elle. Il le sait et ne se promet pas la survie ; et c’est là ce qui fait qu’il se défend si âprement, non point seulement quand on l’attaque, mais qu’il proteste même à chaque restriction des critiques. S’il sentait son œuvre durable, il la laisserait se défendre elle-même et ne chercherait pas sans cesse à la justifier. Que dis-je ? Il se féliciterait des mécompréhensions, des injustices. Autant de fil à retordre pour les critiques de demain. »

Première partie, chapitre VIII (7)

Voyez-vous, la grande faiblesse de l’école symboliste, c’est de n’avoir apporté qu’une esthétique ; toutes les grandes écoles ont apporté, avec un nouveau style, une nouvelle éthique, un nouveau cahier des charges, de nouvelles tables, une nouvelle façon de voir, de comprendre l’amour, et de se comporter dans la vie. Le symboliste, lui, c’est bien simple : il ne se comportait pas du tout dans la vie ; il ne cherchait pas à la comprendre ; il la niait ; il lui tournait le dos. C’était absurde, trouvez pas ?

Première partie, chapitre XV (8)

 

Symbolisme de la fausse monnaie

Dans son Journal des faux-monnayeurs, André Gide avait affirmé le rapport entre fausse monnaie et littérature et dans le roman, c’est Bernard Profitendieu qui, pour répondre à Édouard, va en offrir la métaphore :

 

Journal des faux-monnayeurs

Les Faux-Monnayeurs

16 juillet [1919]

J'ai ressorti ce matin les quelques découpures de journaux ayant trait à l'affaire des faux-monnayeurs. Je regrette de n'en avoir pas conservé davantage. Elles sont du journal de Rouen (Sept. 1906).Je crois qu'il faut partir de là sans chercher plus longtemps à construire a priori.

Je retiens ceci que je mettrais volontiers en épigraphe du premier livre :

« Comme le juge demandait à Fréchaut s'il a fait partie de « la bande » du Luxembourg :

— Dites « le cénacle », monsieur le juge, réplique-t-il vivement. C'était une assemblée où l'on s'est peut-être occupé de fausse monnaie, je ne dis pas non, mais où l'on traitait surtout les questions de politique et de littérature. » (9)

« Écoutez comme elle sonne bien. Presque le même son que les autres. On jurerait qu’elle est en or. J’y ai été pris ce matin, comme l’épicier qui me la passait y fut pris, m’a-t-il dit, lui-même. Elle n’a pas tout à fait le poids, je crois ; mais elle a l’éclat et presque le son d’une vraie pièce ; son revêtement est en or, de sorte qu’elle vaut pourtant un peu plus de deux sous ; mais elle est en cristal. […] »

Deuxième partie, chapitre III (10)

 

Il est vrai que Gide a des doutes : « Je ne puis prétendre à être tout à la fois précis et non situé. Si mon récit laisse douter si l'on est avant ou après la guerre, c'est que je serai demeuré trop abstrait. Par exemple, toute l'histoire des fausses pièces d'or ne peut se placer qu'avant la guerre, puisque, à présent, les pièces d'or sont exilées. Aussi bien les pensées, les préoccupations ne sont plus les mêmes, et pour souhaiter l'intérêt plus général, je risque de perdre pied. » Il garde toutefois le symbole…

 

Roman « pur » ou roman « touffe » ?

Faut-il dire avec Franck Lestringant :

« En vérité, Les Faux-Monnayeurs mettent en tension deux conceptions difficilement compatibles du roman, celle du roman pur, débarrassé de toute anecdote et de tout accident superflu, réduit à la simplicité géométrique d’une épure, et celle, toute contraire, du roman « touffe », où viennent s’agréger, comme la limaille de fer sur un aimant, toutes les poussières, les scories, les impuretés, en bref toute la menue monnaie de la vie. Entre les deux formes, Gide, délibérément, n’a pas choisi. Bien au contraire, il a joué de leurs exigences contradictoires, pour faire grincer en quelque sorte la machine romanesque dans tous ses rouages. […] Ou bien l’on nettoie le roman, le peuple, de ses éléments extérieurs, réputés « impurs ». Ou bien au contraire, on renonce à cette pureté fantasmée ou fantasmatique, en suggérant à l’inverse l’hypothèse de l’intégration (11) »

ou encore avec Jean-Michel Wittmann :

« Encore faut-il ne pas être dupe du balancement apparent entre deux conceptions antagonistes de l’œuvre. Au fond, Gide ne fait rien d’autre que mettre en scène cette opposition entre l’unité, l’intégrité, la pureté d’un côté (le « classicisme ») et l’hétérogénéité, l’éparpillement de l’autre (la « décadence », suivant la définition de Bourget). Dans son roman et dans le journal de l’œuvre, Gide — comme Édouard — feint de balancer entre deux conceptions contradictoires de l’œuvre. De ce point de vue, le roman répond à l’ambition d’expliquer les conceptions d’une génération : « unité ou diversité de l’œuvre, construction ou confusion, convergence ou éclatement, totalité organique ou amalgame de détails », ce débat esthétique est celui de la fin du XIXe siècle, comme le soulignait Antoine Compagnon dans Proust entre deux siècles (12).

[…] Cette antinomie n’est présente dans le texte que comme un décor, pour ne pas dire un trompe-l’œil. Gide travaille en sous-main à l’abolir. »

 

La métaphore de la touffe :

La métaphore de l’arbuste ou de l’arbre en pleine croissance revient tant dans le Journal des Faux-monnayeurs que dans le roman lui-même pour désigner le livre en cours de rédaction. L’œuvre est donc présentée comme un organisme vivant.

 

Journal des faux-monnayeurs

17 juin 1919

Aussi bien est-ce une folie sans doute de grouper dans un seul roman tout ce que me présente et m'enseigne la vie. Si touffu que je souhaite ce livre, je ne puis songer à tout y faire entrer. Et c'est pourtant ce désir qui m'embarrasse encore. Je suis comme un musicien qui cherche à juxtaposer et imbriquer, à la manière de César Franck, un motif andante et un motif d'allegro. Je crois qu'il y a matière à deux livres et commence ce carnet pour lâcher d'en mêler les éléments de tonalité trop différente.

21 novembre 1920

Tout ce que je vois, tout ce que j'apprends, tout ce qui m'advient depuis quelques mois, je voudrais le faire entrer dans ce roman, et m'en servir pour l'enrichissement de sa touffe. Je voudrais que les événements ne fussent jamais racontés directement par l'auteur, mais plutôt exposés (et plusieurs fois, sous des angles divers) par ceux des acteurs sur qui ces événements auront eu quelque influence.

6 janvier 1924

Le livre, maintenant, semble parfois doué de vie propre ; on dirait une plante qui se développe, et le cerveau n’est plus que le vase plein de terreau qui l’alimente et la contient. Même, il me paraît qu’il n’est pas habile de chercher à “forcer” la plante ; qu’il vaut mieux en laisser les bourgeons se gonfler, les tiges s’étendre, les fruits se sucrer lentement.

1er novembre 1924

Je viens d'écrire le chapitre X de la seconde partie (le faux suicide d'Olivier) et ne vois plus devant moi qu'un embrouillement terrible, un taillis tellement épais, que je ne sais à quelle branche m'attaquer d'abord. Selon ma méthode, j'use de patience et considère la touffe longuement avant d'attaquer (13).

 

Pour rester dans la même métaphore de la touffe ou de l’arbuste, on peut lire l’exposé botanique de Vincent Molinier :

 

Les Faux-Monnayeurs

Même la botanique peut nous instruire. Quand j’examine un rameau, je remarque qu’à l’aisselle de chacune de ses feuilles, il abrite un bourgeon, capable, l’an suivant de végéter à son tour. Quand j’observe que, de tant de bourgeons, deux tout au plus se développent, condamnant à l’atrophie, par leur croissance même, tous les autres, je ne me retiens pas de penser qu’il en va de même pour l’homme. Les bourgeons qui se développent naturellement sont toujours les bourgeons terminaux – c’est-à-dire : ceux qui sont les plus éloignés du tronc familial. Seule la taille, ou l’arcure, en refoulant la sève, la force d’animer les germes voisins du tronc, qui fussent demeurés dormants. Et c’est ainsi qu’on mène à fruit les espèces les plus rétives, qui, les eût-on laissées tracer à leur gré, n’eussent sans doute produit que des feuilles.

Première partie, chapitre XVII (14).

 

Et le lire comme un apologue, ce que propose Jean-Michel Wittmann :

« […] Il n’est que de rapprocher ces considérations de Vincent des passages du Journal des faux-monnayeurs cités plus haut pour comprendre comment, à travers cette petite conférence qui prend la valeur d’un apologue pour le lecteur, Gide pose une question d’ordre esthétique. Le projet de « tout faire entrer » dans le livre n’est-il pas contrarié dans son principe même par le constat suivant lequel le développement de deux bourgeons condamne du même coup les autres à l’atrophie ? Quelle attention porter aux sujets que l’on avait d’abord en tête, à l’origine du projet, sachant que ces « germes voisins du tronc », menacés d’étouffer, peuvent être « menés à fruit » à force de travail » ? Quel équilibre peut être trouvé entre le développement des uns et celui des autres ?… Le dilemme du romancier est donc bien résumé par les propos de Vincent, qui posent indirectement — sur le mode symbolique — la question de l’unité problématique d’une œuvre littéraire conçue comme un organisme (15). »

 

Métaphore filée dans le roman :

Les Faux-Monnayeurs

  • Concernant le personnage de Bernard

J’aurais dû me méfier d’un geste aussi excessif que celui de Bernard au début de son histoire. Il me paraît, à en juger par ses dispositions subséquentes, qu’il y a comme épuisé toutes ses réserves d’anarchie, qui sans doute se fussent trouvées entretenues s’il avait continué de végéter, ainsi qu’il sied, dans l’oppression de sa famille.

Deuxième partie, chapitre VII (16).

 

Bernard constitue en réalité un personnage modèle, au sens où il garantit précisément la prolifération de la touffe romanesque, l’ouverture en somme d’un roman qui « pourrait être continué ». Il représente dans l’arbre romanesque le bourgeon éloigné du tronc familial, prêt à pousser librement, tout en illustrant le constat imagé d’Édouard, valable sur les deux plans de l’éthique et de l’esthétique (17).

Édouard, lancé dans l’écriture des Faux-Monnayeurs, se pose les mêmes questions que Gide, sans qu’il soit pour autant opportun de confondre le personnage et l’auteur. La plupart des préoccupations d’Édouard se trouvent dans son journal, ou dans son carnet, avec la même métaphore :

 

Les Faux-Monnayeurs

  • Journal d’Édouard

Les romanciers nous abusent lorsqu’ils développent l’individu sans tenir compte des compressions d’alentour. La forêt façonne l’arbre. À chacun, si peu de place est laissée ! Que de bourgeons atrophiés ! Chacun lance où il peut sa ramure. La branche mystique, le plus souvent, c’est à de l’étouffement qu’on la doit. On ne peut échapper qu’en hauteur. Je ne comprends pas comment Pauline fait pour ne pas pousser de branche mystique, ni quelles compressions de plus elle attend.

Troisième partie, chapitre VI (18)

 

Mais cet échange avec Laura et Mme Sophroniska est aussi révélateur des contradictions qui se posent à lui :

Les Faux-Monnayeurs

– je voudrais un roman qui serait à la fois aussi vrai, et aussi éloigné de la réalité, aussi particulier et aussi général à la fois, aussi humain et aussi fictif qu’Athalie, que Tartuffe ou que Cinna.

– Et… le sujet de ce roman ?

– Il n’en a pas, repartit Édouard brusquement ; et c’est là ce qu’il a de plus étonnant peut-être. Mon roman n’a pas de sujet. Oui, je sais bien ; ça a l’air stupide ce que je dis là. Mettons si vous préférez qu’il n’y aura pas un sujet… “Une tranche de vie”, disait l’école naturaliste. Le grand défaut de cette école, c’est de couper sa tranche toujours dans le même sens ; dans le sens du temps, en longueur. Pourquoi pas en largeur ? ou en profondeur ? Pour moi, je voudrais ne pas couper du tout. Comprenez-moi : je voudrais tout y faire entrer, dans ce roman. Pas de coup de ciseaux pour arrêter, ici plutôt que là, sa substance. Depuis plus d’un an que j’y travaille, il ne m’arrive rien que je n’y verse, et que je n’y veuille faire entrer : ce que je vois, ce que je sais, tout ce que m’apprend la vie des autres et la mienne…[…]

– Et ce n’est même pas cela que je veux faire. Ce que je veux, c’est présenter d’une part la réalité, présenter d’autre part cet effort pour la styliser, dont je vous parlais tout à l’heure.[…]

Pour obtenir cet effet, suivez-moi, j’invente un personnage de romancier, que je pose en figure centrale ; et le sujet du livre, si vous voulez, c’est précisément la lutte entre ce que lui offre la réalité et ce que, lui, prétend en faire. […]

– Vous devriez comprendre qu’un plan, pour un livre de ce genre, est essentiellement inadmissible. Tout y serait faussé si j’y décidais rien par avance. J’attends que la réalité me le dicte.

– Mais je croyais que vous vouliez vous écarter de la réalité.

– Mon romancier voudra s’en écarter ; mais moi je l’y ramènerai sans cesse. À vrai dire, ce sera là le sujet : la lutte entre les faits proposés par la réalité, et la réalité idéale. »

Je crois qu'il y a matière à deux livres et commence ce carnet pour lâcher d'en mêler les éléments de tonalité trop différente.

L’illogisme de son propos était flagrant, sautait aux yeux d’une manière pénible. Il apparaissait clairement que, sous son crâne, Édouard abritait deux exigences inconciliables, et qu’il s’usait à les vouloir accorder.

Deuxième partie, chapitre III (19)

 

Cette apparente contradiction entre volonté d’écrire un roman qui d’arbuste deviendrait touffe, en proliférant de façon presque autonome et reproche au roman d’être hétérogène et donc de ne pas être « pur » va trouver une réponse dans le procédé de la mise en abyme que Gide a théorisé dès 1893. À son propos, Jean-Michel Wittmann écrit : « Il permet d’assurer, ostensiblement, l’unité de cet ensemble soumis pourtant à des forces centrifuges. […] Le propre de la mise en abyme n’est-il pas de lier si étroitement la partie à la totalité que toutes deux finissent par se confondre ? »

 

Mise en abyme et rétroaction

Largement utilisée depuis Homère (souvenons-nous du récit d’Ulysse au cœur de L’Odyssée par exemple), la mise en abyme tient sa définition d’André Gide qui, dans son journal en 1893, tente d'expliquer le projet qu'il s'était fixé en écrivant La Tentative amoureuse :

 

Journal, août 1893

J'aime assez qu'en une œuvre d'art on retrouve ainsi transposé, à l'échelle des personnages, le sujet même de cette œuvre. Rien ne l'éclaire mieux et n'établit plus sûrement toutes les proportions de l'ensemble. Ainsi, dans tels tableaux de Memling ou de Quentin Metzys, un petit miroir convexe et sombre reflète, à son tour, l'intérieur de la pièce où se joue la scène peinte. Ainsi, dans les tableaux des Ménines de Vélasquez (mais un peu différemment). Enfin, en littérature, dans Hamlet, la scène de la comédie ; et ailleurs dans bien d'autres pièces. Dans Wilhelm Meister, les scènes de marionnettes ou de fête au château. Dans La chute de la Maison Usher, la lecture que l'on fait à Roderick, etc. Aucun de ces exemples n'est absolument juste. Ce qui le serait beaucoup plus, ce qui dirait mieux ce que j'ai voulu dans mes Cahiers, dans mon Narcisse et dans La Tentative, c'est la comparaison avec ce procédé du blason qui consiste, dans le premier, à en mettre un second “en abyme” (20).

 

Ainsi Les Faux-Monnayeurs sont-ils un exemple phare de ce procédé (mais il faut reconnaître que le terme de « mise en abyme » est souvent employé de façon abusive et qu’il est même contesté par quelques critiques). Le texte se présente comme la conjugaison de deux discours : celui du narrateur et celui d’un personnage principal, le romancier et l’intrigue ainsi menée est sans cesse doublée par le journal d’Édouard qui livre là ses réflexions littéraires, ses doutes, son ambition de renouveler le roman, mais Édouard est lui-même sous le regard du romancier qui porte un jugement sur ses personnages… En une véritable spirale, Gide crée donc à la fois une fiction et « un discours sur la création de cette fiction », une sorte de mode d’emploi de la transformation du réel en fiction, que ce soit principalement dans le journal d’Édouard, dans son carnet mais aussi dans ses discussions, en particulier la conversation que tient Édouard avec Laura et Mme Sophroniska. Ajoutons que « le journal d’Édouard est investi de cette mission paradoxale qui consiste à participer à la fois de la fiction et à dénoncer cette fiction même en montrant le secret de sa fabrication. » (21)

 

Il est toutefois d’autres éléments qui relèvent de la mise en abyme qu’il ne faudrait pas négliger dans une étude précise de ce procédé dans le roman. Mais restons-en à sa forme principale :

Journal des faux-monnayeurs

Les Faux-Monnayeurs

Cuverville, 9 juillet 1921.

Il s'agit avant tout d'établir le champ d'action et d'aplanir l'aire sur laquelle édifier le livre.

Difficile d'exprimer bien cela par métaphores ; autant parler plus simplement de « poser des bases ».

1° Artistiques d'abord : le problème du livre sera exposé par une méditation d'Édouard. (22), p.43

13 janvier

Je ne dois noter ici que les remarques d’ordre général sur l’établissement, la composition et la raison d’être du roman. Il faut que ce carnet devienne en quelque sorte « le cahier d’Édouard ». Par ailleurs, j’inscris sur les fiches ce qui peut servir : menus matériaux, répliques, fragments de dialogue, et surtout ce qui peut m’aider à dessiner les personnages (23).

« À vrai dire, du livre même, je n’ai pas encore écrit une ligne. Mais j’y ai déjà beaucoup travaillé. J’y pense chaque jour et sans cesse. J’y travaille d’une façon très curieuse, que je m’en vais vous dire : sur un carnet, je note au jour le jour l’état de ce roman dans mon esprit ; oui, c’est une sorte de journal que je tiens, comme on ferait celui d’un enfant… C’est-à-dire qu’au lieu de me contenter de résoudre, à mesure qu’elle se propose, chaque difficulté (et toute œuvre d’art n’est que la somme ou le produit des solutions d’une quantité de menues difficultés successives), chacune de ces difficultés, je l’expose, je l’étudie. Si vous voulez, ce carnet contient la critique de mon roman ; ou mieux : du roman en général. Songez à l’intérêt qu’aurait pour nous un semblable carnet tenu par Dickens, ou Balzac ; si nous avions le journal de L’Éducation sentimentale, ou des Frères Karamazov ! l’histoire de l’œuvre, de sa gestation ! Mais ce serait passionnant… plus intéressant que l’œuvre elle-même… »

Deuxième partie, chapitre III

 

Et dans le détail des thèmes que Gide expose dans le Journal des faux-monnayeurs et qu’Édouard développe dans le roman :(24)

 

Journal des faux-monnayeurs

Les Faux-Monnayeurs

La cristallisation

2 janvier

Si la « cristallisation » dont parle Stendhal est subite, c’est le lent travail contraire de décristallisation, le pathétique ; à étudier. Quand le temps, l’âge, dérobe à l’amour, un à un tous ses points d’appui et le force à se réfugier dans je ne sais quelle adoration mystique, autel où l’on accroche en ex-voto tous les souvenirs du passé : son sourire, sa démarche, sa voix, les attributs de sa beauté.

JFM, p.35

Journal d’Édouard, 28 octobre

On parle sans cesse de la brusque cristallisation de l’amour. La lente décristallisation, dont je n’entends jamais parler, est un phénomène psychologique qui m’intéresse bien davantage. J’estime qu’on le peut observer, au bout d’un temps plus ou moins long, dans tous les mariages d’amour [...].

Quel admirable sujet de roman : au bout de quinze ans, de vingt ans de vie conjugale, la décristallisation progressive et réciproque des conjoints ! Tant qu’il aime et veut être aimé, l’amoureux ne peut se donner pour ce qu’il est vraiment, et, de plus, il ne voit pas l’autre – mais bien, en son lieu, une idole qu’il pare, et qu’il divinise, et qu’il crée.

Première partie, chapitre VIII

FM, p.74

La dévotion comme cause d’aveuglement

Deuxième cahier

Colpach, août 1921.

À mesure que G. s’enfonce dans la dévotion, il perd le sens de la vérité. État de mensonge dans lequel peut vivre une âme pieuse ; un certain éblouissement mystique détourne ses regards de la réalité ; il ne cherche plus à voir ce qui est ; il ne peut plus le voir.

JFM, p.52

Journal d’Édouard, 5 novembre

À mesure qu’une âme s’enfonce dans la dévotion, elle perd le sens, le goût, le besoin, l’amour de la réalité. J’ai également observé cela chez Vedel, si peu que j’aie pu lui parler. L’éblouissement de leur foi les aveugle sur le monde qui les entoure, et sur eux-mêmes.

Première partie, chapitre 12

FM, p.107

La bâtardise et la liberté morale

Maison de santé, 3 janvier 1925.

Bernard essuie l'endoctrinement d'un traditionaliste qui, ignorant sa bâtardise, veut le persuader que la sagesse consiste, pour chacun, à prolonger la ligne qu'a commencé de tracer son père, etc. Bernard n'ose donner vent à sa protestation :

— Mais enfin, si, ce père, je ne le connais pas... ?

Et il en vient presque aussitôt à se féliciter de ne le point connaître, et de n'avoir, par conséquent, à chercher la règle morale qu'en lui-même.

Mais saura-t-il s'élever jusqu'à accepter, assumer les contradictions de sa trop riche nature ?

JFM, p.91

Journal d’Édouard, 5 novembre


« Épigraphe pour un chapitre des Faux-Monnayeurs :

« La famille…, cette cellule sociale. »

Paul Bourget (passim)

[…]

L’avenir appartient au bâtard. — Quelle signification dans ce mot : « Un enfant naturel ! » Seul le bâtard a droit au naturel.

Première partie, chapitre XII

FM, p.113


Roman et musique

17 juin 1919.

Je suis comme un musicien qui cherche à juxtaposer et imbriquer, à la manière de César Franck, un motif d’andante et un motif d’allegro.

JFM, p.14


Ce que je voudrais faire, comprenez-moi, c’est quelque chose qui serait comme l’Art de la fugue. Et je ne vois pas pourquoi ce qui fut possible en musique, serait impossible en littérature...

À quoi Sophroniska ripostait que la musique est un art mathématique, et qu’au surplus, à n’en considérer exceptionnellement plus que le chiffre, à en bannir le pathos et l’humanité, Bach avait réussi le chef-d’œuvre abstrait de l’ennui, une sorte de temple astronomique, où ne pouvaient pénétrer que de rares initiés. Édouard protestait aussitôt, qu’il trouvait ce temple admirable, qu’il y voyait l’aboutissement et le sommet de toute la carrière de Bach.

« Après quoi, ajouta Laura, on a été guéri de la fugue pour longtemps. L’émotion humaine, ne trouvant plus à s’y loger, a cherché d’autres domiciles. »

Deuxième partie, chapitre III

JFM, p.187

Journal 3 octobre 1924

Nombre d’idées sont abandonnées presque sitôt lancées, dont il me semble que j’aurais pu tirer meilleur parti. Celles, principalement, exprimées dans le Journal d’Édouard ; il serait bon de les faire reparaître dans la seconde partie. Il serait dès lors d’autant plus étonnant de les revoir après les avoir perdues de vue quelque temps, comme un premier motif, dans certaines fugues de Bach.

Le roman « pur »

Voir plus haut

Le roman et l’histoire

19 juin

Il n'est sans doute pas adroit de situer l'action de ce livre avant la guerre, et de faire entrer des préoccupations historiques, je ne puis tout à la fois être rétrospectif el actuel. Actuel, à vrai dire je ne cherche pas à l'être, et, me laissant aller à moi-même, c'est plutôt futur que je serais.

« Une peinture exacte de l'état des esprits avant la guerre » — non ; quand bien même je la pourrais réussir, ce n'est point là ma tâche ; l'avenir m'intéresse plus que le passé, et plus encore ce qui n'est non plus de demain que d'hier, mais qu'en tout temps l'on puisse dire : d'aujourd'hui.

JFM, p.17-18

Journal d’Édouard, 2 novembre

« Cette perspicacité, faite de sympathie, nous est-elle interdite, qui nous permettrait de devancer les saisons ? Quels problèmes inquiéteront demain ceux qui viennent ? C’est pour eux que je veux écrire. Fournir un aliment à des curiosités encore indistinctes, satisfaire à des exigences qui ne sont pas encore précisées, de sorte que celui qui n’est aujourd’hui qu’un enfant, demain s’étonne à me rencontrer sur sa route.

« Combien j’aime à sentir chez Olivier tant de curiosité, d’impatiente insatisfaction du passé…

Première partie, chapitre XII

FM, p.97

Le sujet du roman

2 janvier 1921

Il me faut, pour écrire bien ce livre, me persuader que c'est le seul roman et dernier livre que j'écrirai. J'y veux tout verser sans réserve.

JFM, p.35

Colpach, août 1921.

Peut-être l'extrême difficulté que j'éprouve à faire progresser mon livre n'est-elle que l'effet naturel d'un vice initial. Par instants, je me persuade que l'idée même de ce livre est absurde, et j'en viens à ne plus comprendre du tout ce que je veux. II n'y a pas, à proprement parler, un seul centre à ce livre, autour de quoi viennent converger mes efforts ; c'est autour de deux foyers, à la manière des ellipses, que ces efforts se polarisent. D'une part, l'événement, le fait, la donnée extérieure ; d'autre part, l'effort même du romancier pour faire un livre avec cela. Et c'est là le sujet principal, le centre nouveau qui désaxe le récit et l'entraîne vers l'imaginatif. Somme toute, ce cahier où j'écris l'histoire même du livre, je le vois versé tour entier dans le livre, en formant l'intérêt principal, pour la majeure irritation du lecteur.

JFM, p.51-52

Cf supra « le roman touffe »

– Et… le sujet de ce roman ?

– Il n’en a pas, repartit Édouard brusquement ; et c’est là ce qu’il a de plus étonnant peut-être. Mon roman n’a pas de sujet. Oui, je sais bien ; ça a l’air stupide ce que je dis là. Mettons si vous préférez qu’il n’y aura pas un sujet… “Une tranche de vie”, disait l’école naturaliste. Le grand défaut de cette école, c’est de couper sa tranche toujours dans le même sens ; dans le sens du temps, en longueur. Pourquoi pas en largeur ? ou en profondeur ? Pour moi, je voudrais ne pas couper du tout. Comprenez-moi : je voudrais tout y faire entrer, dans ce roman. Pas de coup de ciseaux pour arrêter, ici plutôt que là, sa substance. Depuis plus d’un an que j’y travaille, il ne m’arrive rien que je n’y verse, et que je n’y veuille faire entrer : ce que je vois, ce que je sais, tout ce que m’apprend la vie des autres et la mienne…

[…] Ce que je veux faire, c’est présenter d’une part la réalité, présenter d’autre part cet effort pour la styliser, dont je vous parlais tout à l’heure.

Deuxième partie, chapitre III

FM, p.184-85

Journal 17 juin 1923

Ce que je voudrais que soit ce roman ? Un carrefour, un rendez-vous de problèmes.

 

On pourrait relever aussi les nombreuses autres idées que développe Édouard : inutilité de la description des personnages, le roman d’idées, la nécessité de la participation du lecteur, idées sur lesquelles nous reviendrons, mais aussi :

 

Les Faux-Monnayeurs

  • Une réflexion sur la relation du vrai et du vraisemblable :

Journal d’Édouard, 1er novembre

Il sera difficile, dans Les Faux-Monnayeurs, de faire admettre que celui qui jouera ici mon personnage ait pu, tout en restant en bonnes relations avec sa sœur, ne connaître point ses enfants. J’ai toujours eu le plus grand mal à maquiller la vérité. Même changer la couleur des cheveux me paraît une tricherie qui rend pour moi le vrai moins vraisemblable. Tout se tient et je sens, entre tous les faits que m’offre la vie, des dépendances si subtiles qu’il me semble toujours qu’on n’en saurait changer un seul sans modifier tout l’ensemble.

Première partie, chapitre XI (25)

  • Des considérations sur le roman et la liberté du genre :

« Est-ce parce que, de tous les genres littéraires, discourait Édouard, le roman reste le plus libre, le plus lawless…, est-ce peut-être pour cela, par peur de cette liberté même (car les artistes qui soupirent le plus après la liberté, sont les plus affolés souvent, dès qu’ils l’obtiennent) que le roman, toujours, s’est si craintivement cramponné à la réalité ? Et je ne parle pas seulement du roman français. Tout aussi bien que le roman anglais, le roman russe, si échappé qu’il soit de la contrainte, s’asservit à la ressemblance. Le seul progrès qu’il envisage, c’est de se rapprocher encore plus du naturel. Il n’a jamais connu, le roman, cette “formidable érosion des contours”, dont parle Nietzsche, et ce volontaire écartement de la vie, qui permirent le style, aux œuvres des dramaturges grecs par exemple, ou aux tragédies du XVIIe siècle français. Connaissez-vous rien de plus parfait et de plus profondément humain que ces œuvres ? Mais précisément, cela n’est humain que profondément ; cela ne se pique pas de le paraître, ou du moins de paraître réel. Cela demeure une œuvre d’art. »

Deuxième partie, chapitre III

 

Et nous ne relevons pas ici les réflexions d’ordre psychologique, moral ou politique qui reflètent la pensée de Gide à travers celle d’Édouard. Par ailleurs il faudrait étudier les raisons qui ont poussé Gide à faire d’Édouard un romancier raté.

 

Journal des faux-monnayeurs

1er novembre 1922

Je dois respecter soigneusement en Édouard tout ce qui fait qu’il ne peut écrire son livre. Il comprend bien des choses ; mais se poursuit lui-même sans cesse ; à travers tous, à travers tout. Le véritable dévouement lui est à peu près impossible. C’est un amateur, un raté.

Personnage d’autant plus difficile à établir que je lui prête beaucoup de moi. Il me faut reculer et l’écarter de moi pour bien le voir (26).

Correspondance avec Roger Martin du Gard (27)

29 décembre 1925

Non, cher ami ; rien de ce qu’écrit Édouard, n’est, à mes yeux, parfaitement juste, parfaitement exact. II entre, dans chacune de ses réflexions ce léger biais qui fait que c'est Édouard qui la pense, et non moi. À mon avis, je dirai même que l'indice de réfraction m'importe plus que la chose rétractée. Et je ne puis imaginer un individu sans biais ; mais ce qui me gêne (et me sert) c’est que tour à tour, ou simultanément, je les ai tous. Allez donc faire comprendre et admettre cela aux critiques !

Journal, 20 octobre 1929

« Je n'ai jamais rien pu inventer. » C'est par une telle phrase du journal d'Édouard que je pensais le mieux me séparer d'Édouard, le distinguer... Et c'est de cette phrase au contraire que l'on se sert pour prouver que, « incapable d'invention » c'est moi que j'ai peint dans Édouard et que je ne suis pas romancier.

 

Fonction spéculaire de l’écriture

On ne peut que constater l’importance du miroir pour Gide qu’on a déjà vu comme métaphore à propos du carnet d’Édouard. Miroir certes mais miroir de biais pour reprendre l’expression de N. David Keypour :

« Il [le journal d’Édouard] fonctionne comme un miroir posé de biais, où se reflètent les personnages qui se trouvent dans le tableau présenté par le narrateur. C’est cette position de biais qui fait qu’apparaissent dans ce miroir des zones de l’intrigue qui ne figurent pas dans le tableau, l’histoire de La Pérouse par exemple. Mais, de même qu’échappent au narrateur des aires du récit que le journal d’Édouard reflète, de même il y a des faits que la position d’Édouard ne lui permet pas d’embrasser. C’est en ce sens que le journal d’Édouard et le récit du narrateur se complètent. Mais en même temps, Édouard apparaît dans le tableau du narrateur comme dans un miroir, son journal-miroir à la main... (28) »

D’une façon plus large, le miroir pour André Gide donne forme à la pensée :

 

Journal, 18 octobre 1907

J'écris sur ce petit meuble d'Anna Shackleton qui, rue de Commailles, se trouvait dans ma chambre. C'était là que je travaillais ; je l'aimais, parce que dans la double glace du secrétaire, au-dessus de la tablette où j'écrivais, je me voyais écrire ; entre chaque phrase je me regardais ; mon image me parlait, m'écoutait, me tenait compagnie, me maintenait en état de ferveur (29).

 

L’image remémorée ici le figure « tel qu’il veut se voir : écrivain » (30). Elle est celle de sa jeunesse et de son entrée en littérature, et « notre auteur-narcisse manifeste combien il a eu besoin d’emblée de son double dans le miroir pour pouvoir se rassembler, se composer, s’exprimer. »(31)

 

Si le grain ne meurt, 1926

Dans le miroir d’un petit bureau-secrétaire, hérité d’Anna, que ma mère avait mis dans ma chambre et sur lequel je travaillais, je contemplais mes traits, inlassablement, les étudiais, les éduquais comme un acteur, et cherchais sur mes lèvres, dans mes regards, l’expression de toutes les passions que je souhaitais d’éprouver. Surtout j’aurais voulu me faire aimer ; je donnais mon âme en échange. En ce temps, je ne pouvais écrire, et j’allais presque dire : penser, me semblait-il, qu’en face de ce petit miroir ; pour prendre connaissance de mon émoi, de ma pensée, il me semblait que, dans mes yeux, il me fallait d’abord les lire. Comme Narcisse, je me penchais sur mon image ; toutes les phrases que j’écrivais alors en restent quelque peu courbées.

Première partie, chapitre IX (32)

 

L’interaction entre le romancier et l'œuvre qu'il accomplit

Dans cette réflexion sur sa pratique littéraire qui le mène à la comparaison du blason mis “en abyme” au centre d’un écu, ce que André Gide veut surtout mettre en évidence c’est « la construction mutuelle de l'écrivain et de l'écrit »(33) C’est la raison pour laquelle Gide récuse ses propres exemples « Aucun de ces exemples n'est absolument juste », et il poursuit :

 

Journal, 1893

J'ai voulu indiquer, dans cette Tentative amoureuse, l'influence du livre sur celui qui l'écrit, et pendant cette écriture même. Car en sortant de nous, il nous change, il modifie la marche de notre vie ; comme l’on voit en physique ces vases mobiles suspendus, pleins de liquide, recevoir une impulsion, lorsqu’ils se vident, dans le sens opposé à celui de l’écoulement du liquide qu’ils contiennent. Nos actes ont sur nous une rétroaction. “Nos actions agissent sur nous autant que nous agissons sur elles”, dit George Eliot. […] Donc j’étais triste parce qu’un rêve d’irréalisable joie me tourmente. Je le raconte, et cette joie, l’enlevant au rêve, je la fais mienne; mon rêve en est désenchanté ; j’en suis joyeux. Nulle action sur une chose, sans rétroaction de cette chose sur le sujet agissant. C'est cette réciprocité que j'ai voulu indiquer ; non plus dans les rapports avec les autres, mais avec soi-même. Le sujet agissant, c'est soi ; la chose rétroagissante, c'est un sujet qu'on imagine. C'est donc une méthode d'action sur soi-même, indirecte, que j'ai donnée là(34).

 

Donc ce que cherche à définir Gide est loin d’être une simple technique, il a bien plutôt à voir avec l’effet rétroactif qu’a accompli en lui l’écriture.

Aussi des années plus tard en 1926, dans son roman autobiographique Si le grain ne meurt, donne-t-il l’écriture de Paludes pour autre exemple de cette rétroaction :

 

Si le grain ne meurt, 1926

Un tel état d’estrangement (dont je souffrais surtout auprès des miens) m’eût fort bien conduit au suicide, n’était l’échappement que je trouvai à le décrire ironiquement dans Paludes. Il me paraît curieux, aujourd’hui, que ce livre ne soit pourtant point né du besoin de projeter hors de moi cette angoisse, dont toutefois il s’alimenta par la suite ; mais il est de fait que je le portais en moi dès avant mon retour.

Deuxième partie, chapitre I (35)

 

Le roman et son lecteur

Lecteurs et lectures sont au cœur même du roman, que ce soient les personnages qui lisent et par leurs lectures font avancer l’intrigue (36) ou bien ceux comme Édouard principalement qui réfléchissent sur la place et la fonction du lecteur virtuel dans le roman. Roman du roman, Les Faux-Monnayeurs devient le roman du lecteur, le roman des possibles.

 

Collaboration du lecteur sommé d’être actif

Paludes, 1895

Avant-propos

Avant d’expliquer aux autres mon livre, j’attends que d’autres me l’expliquent. Vouloir l’expliquer d’abord c’est en restreindre aussitôt le sens ; car si nous savons ce que nous voulions dire, nous ne savons pas si nous ne disions que cela. – On dit toujours plus que CELA. – Et ce qui surtout m’y intéresse, c’est ce que j’y ai mis sans le savoir, – cette part d’inconscient, que je voudrais appeler la part de Dieu. – Un livre est toujours une collaboration, et tant plus le livre vaut-il, que plus la part du scribe y est petite, que plus l’accueil de Dieu sera grand. – Attendons de partout la révélation des choses ; du public, la révélation de nos œuvres.

Dernière page :

TABLE DES PHRASES LES PLUS REMARQUABLES DE PALUDES

Page 7. – Il dit : « Tiens ! Tu travailles ? »

Page 87. – Il faut porter jusqu’à la fin toutes les idées qu’on soulève.

Page1 ......................




1 Pour respecter l'idiosyncrasie de chacun, nous laissons à chaque lecteur le soin de remplir cette feuille.

Journal des faux-monnayeurs

Les Faux-Monnayeurs

21 novembre 1920

Je voudrais que les événements ne fussent jamais racontés directement par l'auteur, mais plutôt exposés (et plusieurs fois, sous des angles divers) par ceux des acteurs sur qui ces événements auront eu quelque influence. Je voudrais que, dans le récit qu'ils en feront, ces événements apparaissent légèrement déformés ; une sorte d'intérêt vient, pour le lecteur, de ce seul fait qu'il ait à rétablir. L'histoire requiert sa collaboration pour se bien dessiner. C'est ainsi que toute l'histoire des faux-monnayeurs ne doit être découverte que petit à petit, à travers les conversations où du même coup tous les caractères se dessinent.(37)

La Bastide, 29 mars 1925

[…]

D'abord procéder à l'inventaire. On fera les comptes plus tard. Il n'est pas bon de mêler. Puis, mon livre achevé, je tire la barre, et laisse au lecteur le soin de l'opération ; addition, soustraction, peu importe ; j'estime que ce n'est pas à moi de la faire. Tant pis pour le lecteur paresseux : j'en veux d'autres. Inquiéter, tel est mon rôle. Le public préfère toujours qu'on le rassure. Il en est dont c'est le métier. Il n'en est que trop (38).

Cuverville, mai 1925

Mais, tout considéré, mieux vaut laisser le lecteur penser ce qu'il veut — fût-ce contre moi (39).

Dans le rapide de Paris, Édouard lit le livre de Passavant : La Barre fixe – frais paru, et qu’il vient d’acheter en gare de Dieppe. Sans doute ce livre l’attend à Paris ; mais Édouard est impatient de le connaître. […] Tout ce que fait Passavant l’indispose, et tout ce qui se fait autour de Passavant : les articles, par exemple, où l’on porte son livre aux nues. Oui, c’est comme un fait exprès : chacun des trois journaux qu’il achète, à peine débarqué, contient un éloge de La Barre fixe. Un quatrième contient une lettre de Passavant, protestation à un article un peu moins louangeur que les autres, paru précédemment dans ce journal ; Passavant y défend son livre et l’explique. Cette lettre irrite Édouard plus encore que les articles. Passavant prétend éclairer l’opinion ; c’est-à-dire qu’habilement il l’incline. Jamais aucun des livres d’Édouard n’a fait lever tant d’articles ; aussi bien Édouard n’a jamais rien fait pour s’attirer les bonnes grâces des critiques. Si ceux-ci le battent froid, peu lui importe. Mais en lisant les articles sur le livre de son rival, il a besoin de se redire que peu lui importe.

Première partie, chapitre VIII (40)

Édouard somnole ; ses pensées insensiblement prennent un autre cours. Il se demande s’il aurait deviné, à la seule lecture de la lettre de Laura, qu’elle a les cheveux noirs ? Il se dit que les romanciers, par la description trop exacte de leurs personnages, gênent plutôt l’imagination qu’ils ne la servent et qu’ils devraient laisser chaque lecteur se représenter chacun de ceux-ci comme il lui plaît. Il songe au roman qu’il prépare, qui ne doit ressembler à rien de ce qu’il a écrit jusqu’alors. Il n’est pas assuré que Les Faux-Monnayeurs soit un bon titre. Il a eu tort de l’annoncer. Absurde, cette coutume d’indiquer les « en préparation », afin d’allécher les lecteurs. Cela n’allèche personne et cela vous lie…

[…]

Carnet d’Édouard :

Et qu’on ne vienne point dire que le dramaturge ne décrit pas ses personnages parce que le spectateur est appelé à les voir portés tout vivants sur la scène ; car combien de fois n’avons-nous pas été gênés au théâtre, par l’acteur, et souffert de ce qu’il ressemblât si mal à celui que, sans lui, nous nous représentions si bien. – Le romancier, d’ordinaire, ne fait point suffisamment crédit à l’imagination du lecteur.

Première partie, chapitre VIII (41)

Nécessaire d’abréger beaucoup cet épisode. La précision ne doit pas être obtenue par le détail du récit, mais bien, dans l’imagination du lecteur, par deux ou trois traits, exactement à la bonne place.

Première partie, chapitre XI (42)

Journal, 1929

3 octobre

Qu’il m’eût été facile de rallier les suffrages du grand nombre en écrivant Les Faux-Monnayeurs à la manière des romans connus, décrivant les lieux et les êtres, analysant les sentiments, expliquant les situations, étalant en surface tout ce que je cache entre les phrases, et protégeant la paresse du lecteur

Journal, 1930

23 juin 1930

[…] Quel succès j’aurais pu remporter avec mes Faux-Monnayeurs, si j’avais consenti à étaler un peu plus ma peinture. La concision extrême de mes notations ne laisse pas au lecteur superficiel le temps d’entrer dans le jeu. Ce livre exige une lenteur de lecture et une méditation que l’on n’accorde à l’ordinaire pas aussitôt. Une « nouveauté », on ne prend pas le temps de la lire ; on la parcourt. Mais, si le livre vaut qu’on y revienne, c’est alors qu’on le découvre vraiment. J’ai eu soin de n’indiquer que le significatif, le décisif, l’indispensable ; d’éluder tout ce qui « allait de soi » et où le lecteur intelligent pouvait suppléer de lui-même (c’est ce que j’appelle la collaboration du lecteur). […]

Parfois je me dis qu’un trop constant souci d’art, qu’un assez vain souci (mais spontané, irrépressible) m’a fait rater les Faux-Monnayeurs ; que, si j’avais consenti à une façon de peindre un peu conventionnelle et banale mais permettant par là même un assentiment plus immédiat des lecteurs, j’aurais extraordinairement accru le nombre de ceux-ci ; bref, que j’avais « tendu mes filets trop haut », comme disait Stendhal ; beaucoup trop haut. Mais les poissons- volants sont les seuls qui m’intéressent ; et, pour capturer les bancs de sardines, merlans ou maquereaux…j’aime autant en laisser le profit à d’autres. Je n’écris que pour ceux qui comprennent à demi- mot.

 

Encore faut-il accepter que sa lecture entraîne le lecteur « beaucoup plus loin que [il] ne pens[ait] tout d’abord ».

 

Les Faux-Monnayeurs

Mais faites attention que, pour peu que vous poussiez un peu trop avant cette enquête, l’affaire vous échappera… Je veux dire qu’elle risque de vous entraîner beaucoup plus loin que vous ne pensiez tout d’abord.

– Ces préoccupations n’ont rien à voir avec la justice.

– Voyons ! Voyons, mon ami ; nous savons vous et moi ce que devrait être la justice, et ce qu’elle est. Nous faisons pour le mieux, c’est entendu ; mais, si bien que nous fassions, nous ne parvenons à rien que d’approximatif.

Première partie, chapitre II

 

François Bompaire propose de voir un parallèle entre fonctionnement de la justice et fonctionnement de la lecture, de lire cet échange comme « un avertissement au lecteur, et même l’exposé d’un contre modèle de lecture, celui du lecteur paresseux. »(43)

« Cette phrase qu'au chapitre II des Faux-Monnayeurs le président de chambre Molinier adresse au juge d'instruction Albéric Profitendieu tandis que tous deux remontent, en sueur, le boulevard Saint-Germain, a tout, ainsi isolée, d'un avertissement au lecteur. Nous y décelons l'importance de la justice dans cette œuvre : elle ne tient pas seulement au fait qu'à travers les figures de juges, d'avocats et de criminels mobilisées dans le roman, à travers l'interrogation sur les faits divers, à travers enfin la question de la justice de Dieu, un discours sur la justice s'y élabore et enrichit sans cesse, mais aussi à ce que ce discours, comme on vient de le pressentir, porte à la fois sur le bon (ou mauvais) fonctionnement de la Justice et sur le bon (ou mauvais) fonctionnement de la lecture. En déclarant, dans le Journal des faux-monnayeurs : « depuis longtemps, je ne prétends gagner mon procès qu'en appel. Je n'écris que pour être relu », André Gide n'identifie-t-il pas la lecture à une procédure judiciaire complexe ; au lecteur d'instruire, puis de désinstruire le procès d'une œuvre commise par l'auteur — de condamner, pour mieux innocenter ensuite ? » (44)

Mais que penser du discours du cynique Strouvilhou contre les auteurs et les lecteurs de son époque ?

 

Les Faux-Monnayeurs

– À vrai dire, mon cher comte, je dois vous avouer que, de toutes les nauséabondes émanations humaines, la littérature est une de celles qui me dégoûtent le plus. Je n’y vois que complaisances et flatteries. Et j’en viens à douter qu’elle puisse devenir autre chose, du moins tant qu’elle n’aura pas balayé le passé. Nous vivons sur des sentiments admis et que le lecteur s’imagine éprouver, parce qu’il croit tout ce qu’on imprime ; l’auteur spécule là-dessus comme sur des conventions qu’il croit les bases de son art. Ces sentiments sonnent faux comme des jetons, mais ils ont cours. Et, comme l’on sait que “la mauvaise monnaie chasse la bonne”, celui qui offrirait au public de vraies pièces semblerait nous payer de mots. Dans un monde où chacun triche, c’est l’homme vrai qui fait figure de charlatan. Je vous en avertis si je dirige une revue, ce sera pour y crever des outres, pour y démonétiser tous les beaux sentiments, et ces billets à ordre : les mots.

Troisième partie, chapitre XI (45)

 

L’autonomie du lecteur

Quelle est la part de liberté d’interprétation du lecteur ? Quelle influence l’auteur exerce-t-il ou peut-il exercer tout en préservant cette liberté ? Comment « concilier l’ambition d’aborder des questions d’ordre moral et la pureté de l’œuvre d’art, suffisante à elle-même et dépourvue de finalité pratique (46) » ? André Gide se posait déjà la question en 1895.

 

Paludes, 1895

 L’art est de peindre un sujet particulier avec assez de puissance pour que la généralité dont il dépendait s’y comprenne. En termes abstraits cela se dit très mal parce que c’est déjà une pensée abstraite ; – mais vous me comprendrez assurément en songeant à tout l’énorme paysage qui passe à travers le trou d’une serrure dès que l’œil se rapproche suffisamment de la porte. Tel, qui ne voit ici qu’une serrure, verrait le monde entier au travers s’il savait seulement se pencher. Il suffit qu’il y ait possibilité de généralisation ; la généralisation, c’est au lecteur, au critique de la faire.

– Monsieur, dit-il, vous facilitez singulièrement votre tâche.

– Et sinon je supprime la vôtre », répondis-je, étouffant. Il s’éloigna. « Ah ! pensais-je, je vais respirer ! »

[…]

À ce moment Barnabé le moraliste vint me tirer par la manche et dit :

« Divers de vos amis m’ont parlé de Paludes suffisamment pour que je voie assez clairement ce que vous voulez faire ; je viens vous avertir que cela me paraît inutile et fâcheux. – Vous voulez forcer les gens à agir parce que vous avez horreur du stagnant – les forcer à agir sans considérer que plus vous intervenez, avant leurs actes, moins ces actes dépendent d’eux. Votre responsabilité s’en augmente ; la leur en est d’autant diminuée. Or la responsabilité seule des actes fait pour chacun leur importance – et leur apparence n’est rien. Vous n’apprendrez pas à vouloir : velle non discitur ; simplement vous influencez ; la belle avance alors si vous pouvez à la fin procréer quelques actions sans valeur ! »

Je lui dis :

« Vous voulez donc, Monsieur, que l’on se désintéresse des autres puisque vous niez que l’on puisse s’occuper d’eux.

– Au moins, s’en occuper est-il très difficile, et notre rôle à nous qui nous en occupons n’est pas d’engendrer plus ou moins médiatement de grands actes, mais bien de faire la responsabilité des petits actes de plus en plus grande.

– Pour augmenter les craintes d’agir n’est-ce pas ? – Ce n’est pas les responsabilités que vous faites grandir, ce sont les scrupules. Ainsi vous réduisez encore la liberté. L’acte comme il faut responsable, c’est l’acte libre ; nos actes ne le sont plus ; ce n’est pas des actes que je veux faire naître, c’est de la liberté que je veux dégager… »

Il sourit alors finement pour donner de l’esprit à ce qu’il allait dire, et ce fut :

« Enfin – si je vous comprends bien, Monsieur – vous voulez contraindre les gens à la liberté(47).

 

Propos sur le roman d’idées

Les Faux-Monnayeurs

« À cause des maladroits qui s’y sont fourvoyés, devons-nous condamner le roman d’idées ? En guise de romans d’idées, on ne nous a servi jusqu’à présent que d’exécrables romans à thèses. Mais il ne s’agit pas de cela, vous pensez bien. Les idées…, les idées, je vous l’avoue, m’intéressent plus que les hommes ; m’intéressent par-dessus tout. Elles vivent ; elles combattent ; elles agonisent comme les hommes. Naturellement on peut dire que nous ne les connaissons que par les hommes, de même que nous n’avons connaissance du vent que par les roseaux qu’il incline ; mais tout de même le vent importe plus que les roseaux. »

Deuxième partie, chapitre III

 

Gide prête là à Édouard ce que disait Paul Bourget dans son discours devant l’Académie française, le 17 décembre 1907 (discours de réception de Maurice Donnay) : « Condamnons la littérature à thèse, genre essentiellement faux. Distinguons-en la littérature à idées, genre légitime, genre nécessaire ».

Édouard va pourtant déroger à sa propre règle en utilisant son carnet comme moyen de faire la morale à Georges ! Il s’aperçoit vite de son erreur :

 

Les Faux-Monnayeurs

En relisant les pages des Faux-Monnayeurs que je montrais à Georges, je les ai trouvées assez mauvaises. Je les transcris ici telles que Georges les a lues ; mais tout ce chapitre est à récrire. Mieux vaudrait parler à l’enfant, décidément. Je dois trouver par où le toucher. Certainement, au point où il en est, Eudolfe (je changerai ce nom ; Georges a raison) est difficilement ramenable à l’honnêteté. Mais je prétends l’y ramener ; et quoi qu’en pense Georges, c’est là le plus intéressant, puisque c’est le plus difficile. (Voici que je me mets à penser comme Douviers !) Laissons aux romanciers réalistes l’histoire des laisser-aller.

Troisième partie, chapitre XV (48)

 

En même temps que dans sa quête même du roman « pur », Gide « est décidé à poursuivre l’œuvre de défense et d’illustration de l’homosexualité – ou, plus précisément, de la pédérastie – entreprise parallèlement avec la publication, dans un laps de temps très rapproché, de Si le grain ne meurt et de Corydon. Son roman a vocation à présenter des “positions” et des “convictions”, celles d’une génération, notamment sur le plan moral ou sur le plan politique, mais aussi à exposer les siennes propres en matière de morale et, plus particulièrement, de sexualité » (49) ce qui entraîne cet aspect insidieusement démonstratif des Faux-Monnayeurs qui les rapproche du genre du roman à thèse. Toutefois l’auteur des Faux-Monnayeurs se garde de trancher et la liberté de pensée du lecteur demeure.

Prenant le débat sur la tension entre l’individu et la société, Jean-Michel Wittmann donne deux exemples de la façon dont André Gide joue sur la binarité pour ne pas prendre position et créer « l’inquiétude » du lecteur :

 

Les Faux-Monnayeurs

Première partie, chapitre XVII (50)

Quand j’observe que, de tant de bourgeons, deux tout au plus se développent, condamnant à l’atrophie, par leur croissance même, tous les autres, je ne me retiens pas de penser qu’il en va de même pour l’homme.

1er temps :

Les bourgeons qui se développent naturellement sont toujours les bourgeons terminaux – c’est-à-dire : ceux qui sont les plus éloignés du tronc familial.

Donc l’épanouissement individuel peut et doit se faire en dehors du groupe, voire en s’opposant à lui (cf. Bernard).

2ème temps :

Seule la taille, ou l’arcure, en refoulant la sève, la force d’animer les germes voisins du tronc, qui fussent demeurés dormants. Et c’est ainsi qu’on mène à fruit les espèces les plus rétives, qui, les eût-on laissées tracer à leur gré, n’eussent sans doute produit que des feuilles.

Ici c’est l’éducation qui est valorisée, donc le rôle joué par le groupe dans l’épanouissement de l’individu.

 

Au lecteur de tirer ses conclusions, l’apologue en propose deux !

 

Les Faux-Monnayeurs

Première partie, chapitre VII

Dans ce canot, nous étions, entassés, une quarantaine, après avoir recueilli plusieurs nageurs désespérés, comme on m’avait recueillie moi-même. L’eau venait presque à ras du bord. J’étais à l’arrière et je tenais pressée contre moi la petite fille que je venais de sauver, pour la réchauffer et pour l’empêcher de voir ce que, moi, je ne pouvais pas ne pas voir :

1er temps :

deux marins, l’un armé d’une hache et l’autre d’un couteau de cuisine ; et sais-tu ce qu’ils faisaient ?… Ils coupaient les doigts, les poignets de quelques nageurs qui, s’aidant des cordes, s’efforçaient de monter dans notre barque. L’un de ces deux marins (l’autre était un nègre) s’est retourné vers moi qui claquais des dents de froid, d’épouvante et d’horreur : “S’il en monte un seul de plus, nous sommes tous foutus. La barque est pleine.” Il a ajouté que dans tous les naufrages on est forcé de faire comme ça ; mais que naturellement on n’en parle pas.

Condamnation de l’individualisme : primauté nécessaire de la société sur l’individu, voire le devoir de sacrifier ce dernier à l’intérêt collectif.

2ème temps : la leçon qu’en tire Lilian

Et quand, à bord du X… qui nous a recueillis, je suis revenue à moi, j’ai compris que je n’étais plus, que je ne pourrais plus jamais être la même, la sentimentale jeune fille d’auparavant ; j’ai compris que j’avais laissé une partie de moi sombrer avec la Bourgogne, qu’à un tas de sentiments délicats, désormais, je couperais les doigts et les poignets pour les empêcher de monter et de faire sombrer mon cœur. »

Ici c’est le droit de l’individu à penser d’abord à lui-même afin de garantir son épanouissement personnel qui est défendu.

 

Deux conclusions différentes… au lecteur de choisir par lui-même.

Resterait à voir de plus près de quelle façon André Gide jongle aussi avec le lecteur et distille la leçon (pour ne pas dire la thèse) de la nécessité d’une morale fondée sur l’harmonie et l’équilibre.



© Marie-Françoise Leudet - Novembre 2016.


Notes

(1) Concernant l’orthographe des titres : les éditions ont choisi pour le roman l’orthographe avec minuscules faux monnayeurs. Quant à nous, nous avons adopté l’usage universitaire et mis les majuscules à Faux et à Monnayeurs comme dans la grande majorité des critiques et surtout comme l’écrit Gide dans son Journal. C’est aussi l’orthographe du roman d’Édouard, mais il ne semble pas qu’il y ait risque de confusion. Nous avons fait ce choix pratique, l’essentiel ne nous paraissant pas dans l’adoption ou non d’une majuscule ou d’une minuscule. Nous avons simplement gardé les minuscules dans le titre Journal des faux-monnayeurs.

(2) Cité in Les théories poétiques à l'époque symboliste (1883-1896) par Roland Biétry, p.264

(3) Bertrand Marchal, Le symbolisme, Armand Colin.

(4) Oserai-je bien faire remarquer que dans la Porte Étroite (1909) il est déjà question de « poésie-pure » (p, 132-133) ; incidemment, il est vrai ; mais il ne me paraît pas que ces mots, dans l'esprit d'Alissa, aient une signification très différente de celle que l'abbé Bremond devait leur donner plus tard.

(5) Édition L’Imaginaire Gallimard, p.64-66. Les références au roman sont toutes données dans cette édition et sont désormais présentées sous l’abréviation JFM.

(6) Édition Folio de 1980, p.75-76. Les références au roman sont toutes données dans cette édition et sont désormais présentées sous l’abréviation FM.

(7) JFM, p.76.

(8) JFM, p.138.

(9) JFM, p.22.

(10) JFM,p.189.

(11) Franck Lestringant, « Les Faux-Monnayeurs, dernier roman symboliste… » et dans « Du souci de pureté », in Lectures des Faux-Monnayeurs, 2012, Presses Universitaires de Rennes, p.13-14 et p.113.

(12) Jean-Michel Wittmann, « Les Faux-Monnayeurs, roman « touffe », ou le dépassement de l'antinomie décadence/classicisme », Revue d'histoire littéraire de la France 1/2010 (Vol. 110), p. 129-138. Article que l’on peut lire avec grand intérêt : www.cairn.info/revue-d-histoire-litteraire-de-la-france-2010-1-page-129.htm.

(13) JFM, p.14-15 / 32 / 78-79 / 90

(14) FM, p.147-148

(15) Jean-Michel Wittmann, op. cit.

(16) FM, p.216

(17) Jean-Michel Wittmann, op. cit.

(18) FM, p.268

(19) FM, p.184-186

(20) André Gide, Journal, Tome I 1887-1925, édition de la Pléiade, nouvelle édition de 1996, p.41. Cité par Lucien Dällenbach dans Le récit spéculaire, 1977, Éditions du Seuil, p.15.

(21) N. David Keypour, André Gide. Écriture et Réversibilité dans Les Faux-Monnayeurs, 1980, Les presses de l’Université de Montréal, édition numérique p.89. Toutefois celui-ci récuse le terme de mise en abyme pour le roman de Gide, même s’il l’utilise dans ses analyses, et préfère celui de métalepse.

« À la lumière de nos analyses, il est apparu qu’il y avait deux sortes de mise en abyme dans les Faux-Monnayeurs. La première, que l’on pourrait appeler métaphorique, consiste en un rapport de similitude thématique entre l’ensemble du récit et certaines de ses parties, nommément, la leçon de biologie de Vincent et le récit du naufrage de la Bourgogne par Lilian. La deuxième ressortit aux rapports entre les instances impliquées dans la production du récit. […] Cette deuxième forme qui fait toute l’originalité du roman se révèle être très différente de la définition de 1893 et de la mise en abyme dans les Cahiers par exemple. Les Cahiers restent fermés sur eux-mêmes, et la réversion, s’il y en a une, ne peut jouer qu’entre André Walter et Allain. De même pour la « rétroaction » psychologique. Celle entre le livre et André Gide n’est vérifiable qu’à l’extérieur, dans le domaine attesté par la biographie. Dans le cas des Faux-Monnayeurs, il y a une irruption lisible de l’extérieur vers l’intérieur et la projection de l’intérieur vers l’extérieur de l’espace du roman. La frontière entre le réel et le fictif est frappée d’évanescence et les instances oscillent constamment de l’un à l’autre. Parallèlement, la « rétroaction » psychologique, absente à l’intérieur, entre Édouard et son roman, se concentre précisément à l’extérieur, sur la personne de l’auteur. Mais comme ce dernier s’est visiblement immiscé dans l’écriture de son personnage, cette rétroaction est devenue immanente au travail du roman. » (p.196)

(22) JFM, p.43

(23) JFM, p.36

(24) Nous nous inspirons largement de l’analyse de N. David Keypour, op. cit., p.143-149

(25) FM, p.90-91

(26) JFM, p.67

(27) Correspondance André Gide — Roger Martin du Gard, Paris, Gallimard, 1968, volume I, p.281

(28) N. David Keypour, op. cit. p.92

(29) André Gide, Journal, Tome I 1887-1925, édition de la Pléiade, nouvelle édition de 1996, p.578

(30) Lucien Dällenbach, op. cit. p.27

(31) Alain Goulet, « L’auteur mis en abyme (Valéry et Gide) » in Lettres Françaises, n.7, 2006

(32) André Gide, Si le grain ne meurt, 1926, édition numérique, p.171

(33) Lucien Dällenbach, op. cit., p25

(34) André Gide, Journal, op. cit., p.40-41.

(35) Op. cit, p.233

(36) On peut lire avec profit l’article de Gérald Prince, « Lecteurs et lectures dans les Faux-Monnayeurs », in Neophilologus, janvier 1973, p.16-23

(37) JFM, p.32-33

(38) JFM, p.96

(39) Il s’agit de la toute dernière phrase du journal (avant appendice), p.98

(40) JFM, p.68-69

(41)Ibid. p.75-6

(42)Ibid. p.89

(43) François Bompaire, « Quittes pour la peur ? Crise de la justice et crise de la fiction dans Les Faux-Monnayeurs », in Lectures des Faux-Monnayeurs, op. cit., p.83

(44) Ibid., p.81

(45) FM, p.319

(46) Jean-Michel Wittmann, « « Mieux vaut laisser le lecteur penser ce qu'il veut — fût-ce contre moi » ? L’autonomie du lecteur et ses limites dans Les Faux-Monnayeurs » in Lectures des Faux-Monnayeurs, op. cit., p.19

(47) André Gide, Paludes, 1895 ; édition numérique de 2008, p.32-35

(48) FM, p.352

(49) Jean-Michel Wittmann, op. cit. p.20

(50) FM, p.148

(51) Outre sa fonction d’apologue sur la tension entre l’individu et la société, on peut également lire ce récit de mains coupées comme la métaphore de ce que devra faire le romancier pour préserver l’intégrité du roman « pur » : rejeter tous les éléments qui la menacent pour « dépouiller le roman de tous les éléments qui n’appartiennent pas spécifiquement au roman. »