Man Ray - Les tours du silence - 1936

Ce dessin de 1936 illustre assez bien la manière dont l'imagination de Man Ray s'empare du réel pour créer de nouveaux cadres et de nouveaux objets, qu'elle pourra ensuite recycler autant de fois qu'elle le voudra, sans plus nécessairement tenir compte ni du point de départ réel ni des significations antérieures : un matériau en quelque sorte autonome, qui pourra vivre de sa vie propre.

Un château-fort sans créneaux mais encore impressionnant occupe l'essentiel du cadre. Deux grosses tours rondes jumelles s'avancent comme une proue, à l'angle de ce qui semble être un quadrilatère. On ne voit pas si elles forment une poterne gardant une porte d'accès à la forteresse, mais cela semble probable. De part et d'autre, se déploie une muraille, scandée à intervalles réguliers par des tours semi-circulaires. Sur les parois des deux tours centrales et à leur pied, cinq formes humaines semblent comme projetées en ombres chinoises : deux formes apparemment masculines, verticales, dynamiques, et trois formes probablement féminines, l'une à gauche allongée sur le ventre et appuyée sur ses avant-bras, une deuxième agenouillée, vue de dos, tête tournée vers la droite, et la dernière totalement allongée à terre, au pied de la tour, surplombée par une ombre masculine qui, les bras levés, semble se précipiter sur elle. L'atmosphère irréelle de l'ensemble tient évidemment à la taille gigantesque de ces ombres, puisque la scène occupe la quasi-totalité des deux tours centrales, et à l'absence de source d'éclairage réaliste pour les expliquer : l'ambiance est fantastique - ou onirique.

 

1. La source d'inspiration de Man Ray pour le décor est facile à retrouver sur internet, mais pose un premier problème. Il s'agit en effet du bastion de la Porte des Champs du château d'Angers, aisément reconnaissable à ses bandes alternées de schiste et de tuffeau. La photographie originale en grand angle ne figure pas dans le lot conservé par le centre Pompidou, mais on dispose d'un recadrage centré sur la partie supérieure des deux tours.


Man Ray - Le château d'Angers, 1936 ?

Gérard d'Alboy - Le château d'Angers - 2010

Le problème qui se pose est que cette photographie est référencée dans la base de données de Beaubourg sous le titre suivant : « Le château du Marquis de Sade à Lacoste (Lacoste Tours Fendues) ». On pourra le vérifier en cliquant sur l'image. Or le château de La Coste est situé en Provence, dans le Vaucluse, à des centaines de kilomètres du château d'Angers... Cette confusion ne peut s'expliquer que si le documentaliste du Musée d'art moderne a bien trouvé cette légende erronée à l'arrière d'un tirage figurant dans le lot : en d'autres termes, pour Man Ray, cette photographie était celle du château de La Coste... Qu'il s'agisse d'un oubli, d'une étourderie ou d'une confusion délibérée n'a, au fond, pas grande importance : Man Ray ne s'embarrassait pas de vérité historique ou géographique, seule comptait son imagination. Avec ses deux grosses tours solides, le château d'Angers pouvait constituer un substitut commode non seulement du château de La Coste, lieu de séjours multiples du marquis de Sade, mais probablement aussi de la Bastille.

Une deuxième série de documents permet de progresser encore dans la compréhension du processus créatif de Man Ray. Un dessin (1) daté de 1938, intitulé « La tour fendue », peut nous intéresser parce qu'il reprend en partie le point de vue de nos « Tours du silence », en contreplongée, avec une tour ronde au premier plan, à demi-fendue, dont la ligne de faille sinueuse peut avoir été le déclencheur de sa vision d'une ombre humanoïde projetée sur le mur. On trouve sur le web l'original photographique de ce dessin (2), sous le titre « Le château de Sade »... Enfin deux autres versions de cette photographie figurent dans la base de données du centre Pompidou, l'une (3) sous le titre « Lacoste », 1936 (et sa variante « Lacoste tours fendues », 1939) et l'autre (4) sous le titre plus vague « Château-fort dans le sud de la France », 1937 !! Nous n'avons pas pu déterminer de quel château il s'agit, mais il ne semble pas, en tout cas, que ce soit celui de La Coste. Les pistes sont bien brouillées, mais il ne fait guère de doute que ce château, à tort ou à raison, était bien associé lui aussi au marquis de Sade dans l'imaginaire de Man Ray.



(1)

(2)

(3)

(4)

La comparaison des trois états photographiques à notre disposition nous fournit par ailleurs un autre renseignement sur le processus d'appropriation par Man Ray d'un élément du réel. La photographie (2) est impressionnante, très contrastée, quasiment en nuit américaine : on peut aisément imaginer quelles horreurs ont pu se dérouler à l'abri de ces murs... Or il ne s'agit que d'un recadrage de la photographie (3), elle-même développée de manière dramatique à partir du même négatif que la photographie (4), qui nous informe sur l'atmosphère réelle de la prise de vue : une journée fort ensoleillée, propice aux visites touristiques avec son joli ciel clair et son léger nuage photogénique. On voit comment l'essentiel du travail de Man Ray se déroulait dans la chambre obscure : la métamorphose du réel était affaire non seulement de technique, mais aussi bien entendu de vision.


Man Ray - Les tours du silence - 1936

Partant de ces acquis, il est tentant de supposer que la scène d'ombres chinoises projetée sur la muraille correspond à l'un des épisodes de ces Cent Vingt Journées de Sodome du marquis de Sade, composées à la Bastille, et qui fascinaient Man Ray. Le château qu'il emprunte à la réalité sans plus ensuite s'en embarrasser pourrait bien être pour lui une version fantasmatique de celui de Silling, perdu au fond des bois, théâtre d'expériences libertines en tous genres, avec des figures de domination, et d'autres humiliées ou mêmes écrasées et vaincues.

Pourquoi alors les « Tours du silence » ? Peut-être parce qu'elles sont à présent en ruines, fendues, et que le souvenir du marquis et de ses écrits scandaleux ne revit plus que dans l'imagination de ceux qui osent y rêver ? Ou au contraire parce que les vieilles pierres silencieuses ont gardé la mémoire de ce qui s'est déroulé ? A moins qu'il ne faille répondre positivement à cette question posée par l'un des cartons du film muet réalisé par Man Ray en 1929, Les Mystères du Château du Dé :


 

2. Quoiqu'il en soit, il est certain que certaines figures, une fois apparues dans l'imaginaire de Man Ray, s'y installent et parfois pour longtemps.

Le principe des ombres chinoises de figures humaines, en particulier, semble apparu sur un rayogramme de 1925-26. Man Ray a joué avec deux figurines en bois utilisées couramment par les peintres pour étudier les poses, et qu'il appelait Mr and Mrs Woodman. Ces figures sont réapparues en 1947 dans une série d'une cinquantaine de photographies érotiques qui les mettaient en scène dans toutes les positions possibles, dont certaines fort scabreuses. Bien plus tard encore, en 1975, un trio de ces mannequins montait à l'assaut d'un porte-bouteilles dans une composition intitulée... Domaine de Sade.

L'intérêt particulier de ce rayogramme-ci est qu'il est intégré dans le projet d'un carton de tapisserie dont la photographie a été publiée dans le n° 2 de la revue du XXe siècle, paru en mai-juin 1938. Le carton pour sa part a été retrouvé à Aubusson, preuve s'il en était besoin de l'extraordinaire éclectisme de Man Ray, qui s'est intéressé à toutes les disciplines artistiques en relation avec le dessin, les ombres et la lumière.


Plus intéressant, le motif des ombres chinoises projetées sur un mur s'impose encore à lui peu de temps après le dessin des Mains libres, dans un dessin de 1938 et une huile en couleur de la même année. Le sens du dessin semble à première vue prolonger celui de 1936 : une ombre masculine court, probablement pour attraper une ombre féminine qui s'enfuit. Le thème sadien du prédateur et de la proie semble être ici redoublé. L'huile paraît de prime abord seulement coloriser le dessin, et pourtant des éléments plus inquiétants y apparaissent, ou y sont en tout cas plus visibles : un mirador surplombe la scène, de même qu'un nuage aux formes curieusement concaves au lieu d'être convexes, ce qui lui donne des pointes particulièrement agressives. On s'aperçoit alors que c'est aussi le cas pour les figures humaines, encore plus noires et épineuses que sur le dessin. Enfin une main tenant une boule ronde, symbole de pouvoir chez Man Ray, s'impose au regard, alors que dans le dessin elle n'était pas très lisible, et s'effaçait au profit d'une boule qui pouvait figurer le soleil. Dans l'huile au contraire, cette main se situe du même côté que le mirador et le nuage, de l'autre côté du mur, comme le signe d'un pouvoir devant lequel s'enfuient peut-être à présent et l'homme et la femme, unis dans la même crainte d'un danger imminent. Un glissement de sens s'est opéré, et l'huile semble tout à fait dans la note des temps menaçants. Même détaché de tout engagement politique, Man Ray ne pouvait pas ne pas être sensible aux nuages qui s'accumulaient en Europe en 1938.


Man Ray - Le mur - Dessin, 1938

Man Ray - Le mur - Huile sur toile, 1938


Ces figures humanoïdes épineuses apparaissent alors dans plusieurs de ses productions, comme des variations sur le motif du mur, devenu cette fois pavement ouvert sur l'infini, et indépendamment de toute représentation de prédation. La forme s'est émancipée, les deux ombres se détachent l'une de l'autre, et celle du premier plan finit par rester seule dans le cadre : sur le tableau de 1940, elle représente probablement Man Ray lui-même, symboliquement isolé sur un radeau flottant sur une mer noire, mais finalement arrivé à Hollywood à bon port, après avoir quitté la France. Le temps des menaces est derrière lui, et le motif va disparaître de son imaginaire, après l'avoir obsédé pendant au moins quatre ans.



Les derniers hommes sur terre
Dessin, 1938

Personnages surréalistes
dansant
- Huile, 1939

Swiftly walk over the western wave
Huile, 1940


© Agnès Vinas
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© Man Ray Trust / ADAGP