Il est plus facile de trouver dans les livres et sur la toile une histoire du surréalisme, en particulier dans ses relations avec le mouvement Dada, qu'une stricte définition de ce terme, pourtant indispensable. Nous nous inspirerons donc fortement pour cela de l'article « Surréalisme » de Jean-Paul Clébert, dans son excellent Dictionnaire du surréalisme, qui date de 1996 et que Le Seuil serait bien inspiré de rééditer.



I/ Un néologisme dont il faut tenter d'arrêter le sens

A/ Surréalisme, surnaturalisme, supernaturalisme ou idéoréalisme ?

1. C'est à Guillaume Apollinaire que l'on doit l'adjectif « surréaliste », qu'il emploie pour désigner son drame Les mamelles de Tirésias, représenté en 1917 et publié l'année suivante. Dans le cahier Spécial Apollinaire de Rimes et Raisons édité en 1946, Pierre Albert-Birot, le régisseur du spectacle, raconte :

« Drame tout seul ! Vous ne pensez pas qu’il vaudrait mieux que vous le caractérisiez vous-même, sans quoi on va dire qu’il est cubiste ?
- C’est vrai, mettons drame surnaturaliste
Je rechignais parce que je voyais-là, soit un possible rattachement à l’école naturaliste, ce qui était fâcheux, soit une évocation du surnaturel, ce qui était faux. Apollinaire réfléchit deux secondes :
- Alors mettons sur-réaliste !
Cette fois ça y était, et nous étions d’accord et contents tous les deux »
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© Association Atelier André Breton


Apollinaire précise le sens qu'il donne à cet adjectif dans sa préface :

« Pour caractériser mon drame, je me suis servi d’un néologisme qu’on me pardonnera car cela m’arrive rarement et j’ai forgé l’adjectif surréaliste qui ne signifie pas du tout symbolique comme l’a supposé M. Victor Basch, dans son feuilleton dramatique, mais définit assez bien une tendance de l’art qui, si elle n’est pas plus nouvelle que tout ce qui se trouve sous le soleil, n’a du moins jamais servi à formuler aucun credo, aucune affirmation artistique et littéraire.

L’idéalisme vulgaire des dramaturges qui ont succédé à Victor Hugo a cherché la vraisemblance dans une couleur locale de convention qui fait pendant au naturalisme en trompe-l’œil des pièces de mœurs dont on trouverait l’origine bien avant Scribe, dans la comédie larmoyante de Nivelle de la Chaussée.

Et pour tenter, sinon une rénovation du théâtre, du moins un effort personnel, j’ai pensé qu’il fallait revenir à la nature même, mais sans l’imiter à la manière des photographes. Quand l’homme a voulu imiter la marche, il a créé la roue qui ne ressemble pas à une jambe. Il a fait ainsi du surréalisme sans le savoir. »



2. Le jeune André Breton, qui a assisté avec amusement au scandale magistral de la première de la pièce, a trouvé le terme intéressant, à défaut d'être convaincu par le sens que lui donnait Apollinaire. Et c'est donc cet adjectif « surréaliste » qu'il utilise dans son article « Pour Dada », paru dans le n° 83 de la NRF en août 1920, et repris par la suite dans Les Pas perdus (1924) (OC I, p.239).

« On a parlé d'une exploration systématique de l'inconscient. Ce n'est pas d'aujourd'hui que les poètes s'abandonnent pour écrire à la pente de leur esprit. Le mot inspiration, tombé je ne sais pourquoi en désuétude, était pris naguère en bonne part. Presque toutes les trouvailles d'images, par exemple, me font l'effet de créations spontanées. Guillaume Apollinaire pensait avec raison que des clichés comme « lèvres de corail » dont la fortune peut passer pour un critérium de valeur étaient le produit de cette activité qu'il qualifiait de surréaliste. Les mots eux-mêmes n'ont sans doute pas d'autre origine. Il allait jusqu'à faire de ce principe qu'il ne faut jamais partir d'une invention antérieure, la condition du perfectionnement scientifique et, pour ainsi dire, du «progrès ». L'idée de la jambe humaine, perdue dans la roue, ne s'est retrouvée que par hasard dans la biellle de locomotive. De même en poésie commence à réapparaître le ton biblique. Je serais tenté d'expliquer ce dernier phénomène par la moindre ou la non-intervention, dans les nouveaux procédés d'écriture, de la personnalité du choix.»



A partir de ce moment, les termes « surréaliste » et « surréalisme » sont utilisés assez régulièrement, sans être forcément accompagnés d'une définition ; c'est en 1924 qu'une mise au point devient nécessaire. Dans le Manifeste du surréalisme, Breton rappelle son historique, et évoque une variante possible : le supernaturalisme de Gérard de Nerval.


« En hommage à Guillaume Apollinaire, qui venait de mourir et qui, à plusieurs reprises, nous paraissait avoir obéi à un entraînement de ce genre, sans toutefois y avoir sacrifié de médiocres moyens littéraires, Soupault et moi nous désignâmes sous le nom de SURRÉALISME le nouveau mode d’expression pure que nous tenions à notre disposition et dont il nous tardait de faire bénéficier nos amis. Je crois qu’il n’y a plus aujourd’hui à revenir sur ce mot et que l’acception dans laquelle nous l’avons pris a prévalu généralement sur son acception apollinarienne. À plus juste titre encore, sans doute aurions-nous pu nous emparer du mot SUPERNATURALISME, employé par Gérard de Nerval dans la dédicace des Filles du feu. Il semble, en effet, que Nerval posséda à merveille l’esprit dont nous nous réclamons, Apollinaire n’ayant possédé, par contre, que la lettre, encore imparfaite, du surréalisme et s’étant montré impuissant à en donner un aperçu théorique qui nous retienne. » (O.C. I p.327)



3. Qu'est-ce donc que ce supernaturalisme de Nerval, et pourquoi n'a-t-il pas été retenu par les surréalistes ?

L'adjectif substantivé « supernaturaliste » est attesté pour la première fois en 1828 dans la traduction que fait Nerval du Faust de Goethe. Dans l'intermède du Songe d'une Nuit de Walpurgis, une série de personnages fort divers débitent des quatrains, en particulier un certain Supernaturaliste, succédant à un Idéaliste et un Réaliste, et suivi d'un Sceptique. On peut donner à ce Supernaturaliste le sens de « celui qui admet des choses surnaturelles, qui pense qu'au-dessus de l'ordre naturel est un ordre surnaturel ».

C'est encore Nerval qui, en 1854, parle de rêverie super-naturaliste, dans sa dédicace des Filles du Feu à Alexandre Dumas, texte que cite Breton dans son Manifeste :


« Je vais essayer de vous expliquer, mon cher Dumas, le phénomène dont vous avez parlé plus haut. Il est, vous le savez, certains conteurs qui ne peuvent inventer sans s’identifier aux personnages de leur imagination. Vous savez avec quelle conviction notre vieil ami Nodier racontait comment il avait eu le malheur d’être guillotiné à l’époque de la Révolution ; on en devenait tellement persuadé que l’on se demandait comment il était parvenu à se faire recoller la tête… [...] Et puisque vous avez eu l’imprudence de citer un des sonnets [des Chimères] composés dans cet état de rêverie super-naturaliste, comme diraient les Allemands, il faut que vous les entendiez tous. — Vous les trouverez à la fin du volume. Ils ne sont guère plus obscurs que la métaphysique d’Hegel ou les Mémorables de Swedenborg, et perdraient de leur charme à être expliqués, si la chose était possible, concédez-moi du moins le mérite de l’expression ; — la dernière folie qui me restera probablement, ce sera de me croire poète : c’est à la critique de m’en guérir.»



Dans ce sens, l'adjectif « super-naturaliste » semble désigner ce qui est capable d'évoquer le super-naturel ; ce qui peut, par le rêve, se hausser au-dessus de la perception ordinaire des phénomènes naturels, et atteindre ainsi une compréhension globale de la réalité. Une telle rêverie déborde les catégories traditionnelles de veille et de rêve, de raison et de folie, pour accéder à un ordre supérieur, qui résout toutes les contradictions. Tel est bien l'esprit surréaliste, et la dette que Breton reconnaît devoir à Nerval.

En revanche, en 1852, c'est le nom abstrait « supernaturalisme » qu'a utilisé Nerval dans le Cagliostro des Illuminés : « Si l'on s'est bien expliqué les doctrines exposées plus haut, on aura pu comprendre par quelles raisons, à côté de l'Église orthodoxe, il s'est développé sans interruption une école moitié religieuse et moitié philosophique qui, féconde en hérésies sans doute, mais souvent acceptée ou tolérée par le clergé catholique, a entretenu un certain esprit de mysticisme ou de supernaturalisme nécessaire aux imaginations rêveuses et délicates comme à quelques populations plus disposées que d'autres aux idées spiritualistes.» Dans cette acception, le supernaturalisme est une doctrine métaphysique mystique et téléologique, qui pense que tout dans le monde a été créé par Dieu pour une raison précise, qui s'inscrit dans un plan divin. On voit qu'un tel terme ne pouvait convenir ni à Apollinaire ni à l'entreprise des surréalistes, la plupart résolument hostiles àtoute perspective religieuse.

4. Dans sa citation empruntée à la préface des Filles du Feu, Breton mentionne encore Swedenborg, et fait allusion à des Allemands qu'il ne cite pas, mais au nombre desquels il faut probablement compter Heine. Le concept sous-entendu ici est celui de surnaturalisme, que l'on connaît par la philosophie baudelairienne des correspondances : il y a, au-delà du monde sensible, un autre monde invisible que l'on peut entrevoir si l'on sait en déchiffrer les symboles. « D’ailleurs Swedenborg, qui possédait une âme bien plus grande, nous avait déjà enseigné [...] que tout, forme, mouvement, nombre, couleur, parfum, dans le spirituel comme dans le naturel, est significatif, réciproque, converse, correspondant.» (Baudelaire, L'art romantique, 1869). Mais pour Baudelaire, cet idéal platonicien reste néanmoins transcendant et inaccessible, comme un paradis à jamais perdu. André Breton au contraire croit fermement à la possibilité d'atteindre effectivement cette totalité, qui permettra enfin de réconcilier tous les contraires.

5. Il faut enfin signaler que dans le Manifeste du surréalisme qui pose les bases de cette nouvelle entreprise, Breton propose en note de bas de page, à la fin de sa citation de Nerval, une dernière référence : « cf aussi l'IDEOREALISME de Saint-Pol Roux.» Mais il ne développe pas, ce qui suggère que même s'il reconnaît l'intérêt des recherches de Saint-Pol Roux, il ne se considère pas comme débiteur et héritier de cette entreprise rosicrucienne de réintégration de la totalité du réel dans l'expérience sensible.



B/ Que recouvre exactement le terme « surréalisme » ?

Définir ce terme suppose de définir au préalable ce que peuvent être le « surréel » ou la « surréalité ». Ce qui donne lieu, pendant toute l'année 1924, à une querelle entre deux groupes d'héritiers d'Apollinaire, bien décidés chacun à revendiquer sa filiation et à imposer sa propre conception du surréalisme. Nous nous concentrerons ici sur trois manifestes d'importances évidemment inégales.

1. L'attaque principale vient, à la fin du printemps et dans le courant de l'été 1924, du tandem Paul Dermée-Yvan Goll, assistés de Pierre Albert-Birot, le régisseur des Mamelles de Tirésias dont nous avons parlé plus haut.

Yvan Goll en particulier revendique l'antériorité de l'utilisation du terme en rappelant qu'il a déjà défini sa conception du surréalisme dans la préface de son drame satirique Mathusalem en 1919 (1) : « Le surréalisme est la plus forte négation du réalisme. Il fait apparaître la réalité sous le masque de l'apparence, favorisant ainsi la vérité même de l'être. Des masques : grossiers, grotesques, comme les sentiments dont ils sont l'expression. Non plus des héros, mais des hommes, non plus des caractères, mais des instincts mis à nu. Tout ce qu'il y a de plus nu. Pour connaître un insecte il faut le disséquer. Le dramature est un savant, un politicien, un faiseur de lois : le dramaturge surréaliste place à sa guise des éléments empruntés à un lointain domaine de la vérité, qu'il a perçue alors qu'il collait l'oreille aux murailles étanches du monde.»

L'année suivante, en préface à ses deux « surdrames » Les Immortels, il a complété sa pensée, dans des termes que leur poésie pouvait rendre séduisants, mais qui restaient malgré tout bien vagues : « Le dramaturge nouveau sent qu'il doit livrer un combat, et affronter, en tant qu'homme, tout ce qui, en lui comme autour de lui, est animal ou chose. C'est une pénétration dans le royaume des ombres, lesquelles s'accrochent à tout et se tapissent derrière toute réalité. Dès qu'elles auront été vaincues, la libération sera peut-être possible. Le poète doit réapprendre qu'il existe d'autres mondes bien différents de celui des cinq sens : le monde surréel.»

La guerre est donc déclarée, dans un article du Journal littéraire du 16 août 1924, contre ce que Pierre Albert-Birot appellera plus tard « l'école bretonnière ». L'article d'Yvan Goll, « Une réhabiltation du surréalisme », provoque une sèche riposte de Breton, Aragon et d'autres dans le même Journal littéraire du 23 août : « Le surréalisme est tout autre chose que la vague littérature imaginée par M. Goll. C'est le retour à l'inspiration pure, c'est la poésie enfin dégagée du contrôle arbitraire, du sens critique, et, loin d'avoir été abandonné depuis Apollinaire, c'est depuis ce temps qu'il a pris toute sa valeur. » Dès lors, les deux clans sont constitués. Début octobre, tentant de prendre Breton de vitesse, Yvan Goll lance sa revue Surréalisme et y publie, sans nom d'auteur, un Manifeste du surréalisme. Comme il est difficile à trouver (2), nous le mettons ici en ligne en intégralité :

« La réalité est la base de tout grand art. Sans elle pas de vie, pas de substance. La réalité, c'est le sol sous nos pieds et le ciel sur notre tête.

Tout ce que l'artiste crée a son point de départ dans la nature. Les cubistes, à leurs débuts, s'en rendirent bien compte : aussi humbles que les plus purs primitifs, ils s'abaissèrent profondément jusqu'à l'objet le plus simple, le plus dénué de valeur, et allèrent jusqu'à coller sur le tableau un morceau de papier peint, dans toute sa réalité.
Cette transposition de la réalité dans un plan supérieur (artistique) constitue le Surréalisme.

Le surréalisme est une conception qu'anima Guillaume Apollinaire. En examinant son oeuvre poétique, nous y trouvons les mêmes éléments que chez les premiers cubistes ; les mots de la vie quotidienne ont pour lui « une magie étrange », et c'est avec eux, avec la matière première du langage, qu'il travaillait. Max Jacob raconte qu'un jour, Apollinaire nota simplement des phrases et des mots entendus dans la rue, et en fit un poème.

Seulement avec ce matériel élémentaire, il forma des images poétiques. L'image est aujourd'hui le critère de la bonne poésie. La rapidité d'association entre la première impression et la dernière expression fait la qualité de l'image.

Le premier poète au monde constata : « Le ciel est bleu ». Plus tard, un autre trouva : « Tes yeux sont bleus comme le ciel ». Longtemps après, on se hasarda à dire : « Tu as du ciel dans les yeux ». Un moderne s'écriera : « Tes yeux de ciel ». Les plus belles images sont celles qui rapprochent des éléments de la réalité éloignés les uns des autres le plus directement et le plus rapidement possible.

Ainsi, l'image est devenue l'attribut le plus apprécié de la poésie moderne. Jusqu'au début du XXe siècle, c'était l'oreille qui décidait de la qualité d'une poésie : rythme, sonorité, cadence, allitération, rime : tout pour l'oreille. Depuis une vingtaine d'années, l’oeil prend sa revanche. C'est le siècle du film. Nous communiquons davantage par des signes visuels. Et c'est la rapidité qui fait aujourd'hui la qualité.

L'art est une émanation de la vie et de l'organisme de l’homme. Le surréalisme, expression de notre époque, tient compte des symptômes qui la caractérisent : il est direct, intensif, et il repousse les arts qui s'appuient sur des notions abstraites et de seconde main : logique, esthétique, effets de grammaire, jeux de mots.

Le surréalisme ne se contente pas d'être le moyen d'expression d'un groupe ou d'un pays : il sera international, il absorbera tous les ismes qui partagent l'Europe, et recueillera les éléments vitaux de chacun.

Le surréalisme est un vaste mouvement de l'époque. Il signifie la santé, et repoussera aisément les tendances de décomposition et de morbidité qui surgissent partout où quelque chose se construit.

L'art de divertissement, l'art des ballets et du music-hall, l'art curieux, l'art pittoresque, l'art à base d'exotisme et d'érotisme, l'art étrange, l'art inquiet, l'art égoïste, l'art frivole et décadent auront bientôt cessé d'amuser une génération, qui, après la guerre, avait besoin d'oublier.

Et cette contrefaçon du surréalisme, que quelques ex-dadas ont inventée pour continuer à épater les bourgeois sera vite mise hors de la circulation :

Ils affirment la « toute-puissance du rêve » et font de Freud une muse nouvelle. Que le docteur Freud se serve du rêve pour guérir des troubles trop terrestres, fort bien ! Mais de là à faire de sa doctrine une application dans le monde poétique, n'est-ce pas confondre art et psychiatrie ?

Leur « mécanisme psychique basé sur le rêve et le jeu désintéressé de la pensée » ne sera jamais assez puissant pour ruiner notre organisme physique qui nous enseigne que la réalité a toujours raison, que la vie est plus vraie que la pensée.

Notre surréalisme retrouve la nature, l'émotion première de l'homme, et va, avec un matériel artistique complètement neuf, vers une construction, vers une volonté.»






Analysant ce texte dans André Breton et la naissance de l'aventure surréaliste (José Corti, 1975, pp.384-86) Marguerite Bonnet insiste surtout sur la différence de point de vue avec Breton :

« A travers les considérations consacrées au surréel, une distance est perceptible. La notion de surréel, dit Aragon, fuit sans cesse, comme fuit devant le marcheur la ligne de l'horizon [...] La surréalité apparaît, finalement, comme la distorsion impossible imposée au réel par l'esprit dans sa tension vers l'objet inaccessible, quand il a reconnu l'incompatibilité entre lui-même et le monde : « La surréalité, rapport dans lequel l'esprit englobe les notions, est l'horizon commun des religions, des magies, de la poésie, du rêve, de la folie, des ivresses et de la chétive vie, ce chèvrefeuille tremblant que vous croyez suffire à peupler le ciel

La position d'Aragon semble reposer sur un dualisme de la vie et de la pensée : réel et surréel ne peuvent se rejoindre, alors que pour Breton, réel et surréel s'interpénètrent [...]

Ce qu'Aragon, qui se dit dépris de la mécanique humaine, dans ces moments où « d'immenses lézardes se font jour dans le palais du monde », demande au surréel, c'est une évasion, le « n'importe où hors du monde », au point de ne pas exclure totalement l'hypothèse d'une forme de transcendance ; soulignant le caractère génial des rêves parlés dans les expériences de sommeil, il écrit : « Le grand choc d'un tel spectacle appelait forcément des explications délirantes : l'au-delà, la métempsychose, le merveilleux. Le prix de telles interprétations était l'incrédulité, et le ricanement. Au vrai, elles étaient moins fausses qu'on ne le croit. » Qu'est-ce à dire ? La suite du texte insiste sur l'abolition des censures qu'entraîne le sommeil hypnotique et sur la libération qui en résulte pour l'esprit, sans qu'Aragon s'explique autrement. Mais tout le texte est porté moins par une volonté de reconquête que par une aspiration romantique au naufrage, à l'échec, qui amène le souhait de voir l'humanité reconnaissante élever un monument à Phaéton [...] Toute projection rétrospective est téméraire ; comment ne pas se demander cependant si l'un des germes des futurs déchirements n'est pas là, si ce n'est pas par cette vision du surréel, confondu déjà ici avec l'irrel et l'irréalisable, qu'Aragon a été conduit à chercher dans un engagement qui se voudra aveuglément positif, une issue à l'impasse où l'enferme une négativité dont l'impuissance est reconnue ? Quoi qu'il en soit, on ne peut qu'être frappé par le contraste avec la pensée de Breton. »

2. Le même mois, courant octobre, Louis Aragon publie dans la revue Commerce « Une vague de rêves », texte élaboré pendant l'été et qui paraît en même temps que le Manifeste de Breton. Mais Aragon y marque sa différence, en particulier dans sa définition du réel et du surréel. En voici un extrait :


« L'identité des troubles provoqués par le surréalisme, par la fatigue physique, par les stupéfiants, leur ressemblance avec le rêve, les visions mystiques, la séméiologie des maladies mentales, nous entraînèrent à une hypothèse qui, seule, pouvait répondre à cet ensemble de faits et les relier : l'existence d'une matière mentale, que la similitude des hallucinations et des sensations nous forçait à envisager différente de la pensée, dont la pensée même ne pouvait être, et aussi bien dans ses modalités sensibles, qu'un cas particulier. Cette matière mentale, nous l'éprouvions par son pouvoir concret, par son pouvoir de concrétion. Nous la voyions passer d'un état dans un autre, et c'est par ces transmutations qui nous en décelaient l'existence que nous étions également renseignés sur sa nature. Nous voyions, par exemple, une image écrite qui se présentait premièrement avec le caractère du fortuit, de l'arbitraire, atteindre nos sens, se dépouiller de l'aspect verbal, pour revêtir les modalités phénoménales que nous avions toujours crues impossibles à provoquer, fixes, hors de notre fantaisie. Rien ne nous assurait plus que tout ce qui se produisait dans le champ de notre conscience et de notre corps n'avait pas surgi par l'effet de cette activité paradoxale à laquelle nous avions soudainement part. Ainsi, imaginant la réciproque de notre expérience, toute sensation, toute pensée à en faire la critique, nous la réduisions à un mot. Le nominalisme absolu trouvait dans le surréalisme une démonstration éclatante, et cette matière mentale dont je parlais, il nous apparaissait enfin qu'elle était le vocabulaire même : il n'y a pas de pensée hors des mots, tout le surréalisme étaye cette proposition, qui rencontre aujourd'hui, bien qu'elle ne soit pas nouvelle, plus d'incrédulité que les vagues opinions sans cesse démenties par les faits des réalistes qu'on emporte un beau soir de pluie au Panthéon.

On voit alors ce qu'est le surréel. Mais en saisir la notion ne peut se faire que par extension, au mieux c'est une notion qui fuit comme l'horizon devant le marcheur, car comme l'horizon elle est un rapport entre l'esprit et ce qu'il n'atteindra jamais. Quand l'esprit a envisagé le rapport du réel dans lequel il englobe indistinctement ce qui est, il lui oppose naturellement le rapport de l'irréel. Et c'est quand il a dépassé ces deux concepts qu'il imagine un rapport plus général, où ces deux rapports voisinent, qui est le surréel. La surréalité, rapport dans lequel l'esprit englobe les notions, est l'horizon commun des religions, des magies, de la poésie, du rêve, de la folie, des ivresses et de la chétive vie, ce chèvrefeuille tremblant que vous croyez suffire à nous peupler le ciel.»

Aragon - Edition de la Pléiade, Œuvres poétiques complètes, tome 1, Gallimard 2007, p.87-88



3. Mais le texte le plus important de ce mois d'octobre est évidemment le Manifeste du surréalisme de Breton, qui paraît aux éditions du Sagittaire le 15 octobre 1924.

Après avoir d'emblée distingué la vie réelle, la vie précaire, de ce qui, implicitement, pourrait être la vraie vie, une vie dans laquelle l'homme se réaliserait pleinement, Breton affirme la possibilité d'échapper à son destin misérable : « Parmi tant de disgrâces dont nous héritons, il faut bien reconnaître que la plus grande liberté d'esprit nous est laissée. Réduire l'imagination à l'esclavage, quand bien même il y irait de ce qu'on appelle grossièrement le bonheur, c'est se dérober à tout ce qu'on trouve, au fond de soi, de justice suprême. La seule imagination me rend compte de ce qui peut être, et c'est assez pour lever un peu le terrible interdit.»

L'imagination doit donc se débarrasser coûte que coûte des limites que lui imposent la raison et la logique. Fort heureusement, les découvertes de Freud lui ouvrent un champ d'exploration illimité : c'est donc par la folie, le rêve, le merveilleux, que l'homme pourra se saisir de la totalité de son être. Trois citations essentielles, les deux premières du premier Manifeste et la troisième extraite du Second manifeste de 1929, peuvent résumer cette position, qui est la pierre angulaire de tout le surréalisme, et qui, aux yeux de Breton, justifiera par la suite toutes les exclusions de ceux qui lui sembleront s'écarter de cet objectif, pour des raisons diverses :


« Je crois à la résolution future de ces deux états, en apparence si contradictoires, que sont le rêve et la réalité, en une sorte de réalité absolue, de surréalité, si l'on peut ainsi dire. C'est à sa conquête que je vais, certain de n'y pas parvenir mais trop insoucieux de ma mort pour ne pas supputer un peu les joies d'une telle possession.» (Manifeste du surréalisme, 1924, O.C. I p.319)


«SURRÉALISME, n. m. Automatisme psychique pur, par lequel on se propose d'exprimer, soit verbalement, soit par écrit, soit de toute autre manière, le fonctionnement réel de la pensée. Dictée de la pensée, en l'absence de tout contrôle exercé par la raison, en dehors de toute préoccupation esthétique ou morale.

Encycl. Philos. Le surréalisme repose sur la croyance à la réalité supérieure de certaines formes d'associations négligées jusqu'à lui, à la toute-puissance du rêve, au jeu désintéressé de la pensée. Il tend à ruiner définitivement tous les autres mécanismes psychiques et à se substituer à eux dans la résolution des principaux problèmes de la vie. » (Manifeste du surréalisme, 1924, O.C. I p.328)


« Tout porte à croire qu’il existe un certain point de l’esprit d’où la vie et la mort, le réel et l’imaginaire, le passé et le futur, le communicable et l’incommunicable, le haut et le bas cessent d’être perçus contradictoirement. Or c'est en vain qu'on chercherait à l'activité surréaliste un autre mobile que l'espoir de détermination de ce point. On voit assez par là combien il serait absurde de lui prêter un sens uniquement destructeur, ou constructeur : le point dont il est question est a fortiori celui où la construction et la destruction cessent de pouvoir être brandies l'une contre l'autre. Il est clair, aussi, que le surréalisme n'est pas intéressé à tenir grand compte de ce qui se produit à côté de lui sous prétexte d'art, voire d'anti-art, de philosophie ou d'antiphilosophie, en un mot de tout ce qui n'a pas pour fin l'anéantissement de l'être en un brillant, intérieur et aveugle, qui ne soit pas plus l'âme de la glace que celle du feu. Que pourraient bien attendre de l'expérience surréaliste ceux qui gardent quelque souci de la place qu'ils occuperont dans le monde ? En ce lieu mental d'où l'on ne peut plus entreprendre que pour soi-même une périlleuse mais, pensons-nous, une suprême reconnaissance, il ne saurait être question non plus d'attacher la moindre importance aux pas de ceux qui arrivent ou aux pas de ceux qui sortent, ces pas se produisant dans une région où, par définition, le surréalisme n'a pas d'oreille. On ne voudrait pas qu'il fût à la merci de l'humeur de tels ou tels hommes ; s'il déclare pouvoir, par ses méthodes propres, arracher la pensée à un servage toujours plus dur, la remettre sur la voie de la compréhension totale, la rendre à sa pureté originelle, c'est assez pour qu'on ne le juge que sur ce qu'il a fait et sur ce qui lui reste à faire pour tenir sa promesse.» (Second manifeste du surréalisme, 1929, O.C. I, pp.781-782)

Cette querelle de termes se conclura, on le sait, par la victoire de Breton, mais l'histoire du surréalisme sera à partir de ce moment-là jalonnée de fractures, de démissions et d'excommunications retentissantes, chacun des surréalistes ayant au fond sa propre conception de l'enjeu et des moyens d'y parvenir, et acceptant plus ou moins longtemps de se plier à la doxa définie par le « pape du surréalisme » et le gardien du temple, André Breton.

 

II/ Une aventure intellectuelle et spirituelle engageant l'être tout entier

A/ Inventaire des « secrets de l'art magique surréaliste » : les principales techniques surréalistes



L'écriture automatique



Les cadavres exquis

Breton, V. Hugo, Tzara, G. Knutson
Cadavre exquis

Tanguy, Miro, Morise, Man Ray - Cadavre exquis


Les récits de rêves

Man Ray - Robert Desnos


Les sommeils hypnotiques

Man Ray - Séance de rêve éveillé






Les collages



Man Ray - Marcel Duchamp


Les jeux de langage

Rrose Sélavy connaît bien le marchand du sel (Marcel Duchamp). (Desnos)


Les enquêtes


 

B/ Obstacles et dangers de l'entreprise

Il est apparu très vite que l'exploration de contrées inconnues n'allait pas sans difficultés ni surtout sans dangers, parce que si la conscience refoulait dans les profondeurs de l'inconscient un certain nombre de pulsions, les déchaîner allait à l'encontre non seulement des intérêts de la société mais aussi de ceux de l'individu qui jouait ainsi à l'apprenti-sorcier. Donnons encore la parole à Breton, qui en tant que chef de file a dû tirer au fur et à mesure les leçons de l'expérience, chercher les moyens d'en améliorer les résultats, mais aussi dans certains cas l'arrêter avant qu'elle ne tourne mal.

 

1. Obstacles et limites de l'écriture automatique


2. Limites du récit de rêve

Cette deuxième voie pouvait être celle du rêve : voici ce que Breton raconte dans Entrée des médiums, texte paru d'abord dans Littérature en 1922, puis intégré en 1924 dans Les pas perdus :

« J'étais arrivé ces derniers temps à penser que l'incursion dans ce domaine d'éléments conscients le plaçant sous une volonté humaine, littéraire, bien déterminée, le livrait à une exploitation de moins en moins fructueuse. Je m'en désintéressais complètement. Dans le même ordre d'idées j'avais été conduit à donner toutes mes préférences à des récits de rêves que, pour leur épargner semblable stylisation, je voulais sténographiques. Le malheur était que cette nouvelle épreuve réclamât le secours de la mémoire, celle-ci profondément défaillante et, d'une façon générale, sujette à caution.» (O.C. I, p.275)

Ainsi, bien que les récits de rêves occupent un grand nombre de pages de la revue La Révolution surréaliste, il était clair qu'ils pouvaient subir les mêmes reproches que l'écriture automatique, et qu'on n'avait pas encore trouvé la panacée.


3. Dangers du sommeil hypnotique

Voici à présent la suite du texte de l'Entrée des médiums :

« La question ne semblait guère devoir avancer, faute surtout de documents nombreux et caractéristiques. C'est pourquoi je n'attendais plus grand-chose de ce côté au moment où s'est offerte une troisième solution du problème (je crois bien qu'il ne reste qu'à la déchiffrer), solution où interviennent un nombre infiniment moins considérable de causes d'erreur, solution par suite des plus palpitantes. On en jugera à ce fait qu'après dix jours les plus blasés, les plus sûrs d'entre nous demeurent confondus, tremblants de reconnaissance et de peur, autant dire ont perdu contenance devant la merveille.

Il y a une quinzaine de jours, à son retour de vacances, René Crevel nous entretint d'un commencement d'initiation « spirite » dont il était redevable à une dame D... Cette personne, ayant distingué en lui des qualités médiumniques particulières, lui avait enseigné le moyen de les développer et c'est ainsi que, dans les conditions requises pour la produdion de ce genre de phénomènes (obscurité et silence de la pièce, « chaîne » des mains autour de la table), il nous apprit qu'il parvenait rapidement à s'endormir et à proférer des paroles s'organisant en discours plus ou moins cohérent auquel venaient mettre fin en temps voulu les passes du réveil. Il va sans dire qu'à aucun moment, du jour où nous avons consenti à nous prêter à ces expériences, nous n'avons adopté le point de vue spirite. En ce qui me concerne je me refuse formellement à admettre qu'une communication quelconque existe entre les vivants et les morts.

Le lundi 25 septembre, à 9 heures du soir, en présence de Desnos, Morise et moi, Crevel entre dans le sommeil hypnotique et prononce une sorte de plaidoyer ou de réquisitoire dont il n'a pas été pris note (diction déclamatoire, entrecoupée de soupirs, allant parfois jusqu'au chant, insistance sur certains mots, passage rapide sur d'autres, prolongement infini de quelques finales, débit dramatique ; il est question d'une femme accusée d'avoir tué son mari et dont la culpabilité est contestée du fait qu'elle a agi à la requête de ce dernier). Au réveil Crevel ne garde aucun souvenir de son récit. On l'exclut de l'expérience suivante, entreprise, à sa participation près, dans les mêmes conditions. Aucun résultat immédiat. Au bout d'un quart d'heure Desnos, qui se tenait pour le plus impropre à offrir de telles manifestations, fortifié qu'il était dans cette opinion par l'échec qu'en ma compagnie il avait infligé quelques jours auparavant à deux magnétiseurs publics, MM. Donato et Bénévole, laisse tomber la tête sur son bras et se met à gratter convulsivement sur la table. Il se réveille de lui-même quelques instants plus tard, persuadé de ne pas s'être comporté autrement que nous. Pour le convaincre de son erreur, nous devons séparément lui notifier par écrit ce qui s'est passé.

Crevel nous ayant dit que l'action de gratter la table pouvait témoigner du désir d'écrire, il est convenu que la fois suivante on placera un crayon dans la main de Desnos et une feuille de papier devant lui. C'est ainsi que le surlendemain, dans des circonstances analogues, nous le voyons écrire sous nos yeux, sans bouger la tête, les mots : 14 juillet — 14 juil surchargés de signes + ou de croix. C'est alors que nous prenons le parti de l'interroger :

Que voyez-vous?
– La mort.

Il dessine une femme pendue au bord d'un chemin.
Écrit : près de la fougère s'en vont deux (le reste se perd sur la table).
Je pose à ce moment la main sur sa main gauche.
Q. — Desnos, c'est Breton qui est là. Dis ce que tu vois pour lui.
R. — L'Équateur (il dessine un cercle et un diamètre horizontal).
Q. — Est-ce un voyage que Breton doit faire ?...
R. — Oui.
Q. — Sera-ce un voyage d'affaires ?
R. — (Il fait non de la main. Écrit : ) Nazimova..
Q. — Sa femme l'accompagnera-t-elle dans ce voyage ?
R. — ????
Q. — Ira-t-il retrouver Nazimova ?
R. — Non (souligné).
Q. — Sera-t-il avec Nazimova ?
R. — ?
Q. — Que sais-tu encore de Breton ? Parle.
R. — Le bateau et la neige — il y a aussi la jolie tour télégraphe — sur la jolie tour il y a un jeune (illisible) [...]

On met fin au sommeil de Desnos. Réveil en sursaut précédé de gestes violents.» (O.C. I, pp.277-78)


Les expériences des sommeils soulevèrent donc d'abord l'enthousiasme des participants, puis on commença à s'apercevoir qu'elles faisaient courir à certains d'entre eux des risques plus que sérieux. Ecoutons Breton raconter l'une de ces anecdotes dans le septième de ses Entretiens. On pourra arrêter à 2'40, le paragraphe suivant ayant été coupé au montage, mais préservé dans l'édition publiée.



« André Parinaud — Vous avez mis l'accent, monsieur Breton, lors de notre émission précédente, sur l'intérêt à la fois scientifique et poétique des expériences du sommeil hypnotique ; mais nous savons, d'autre part, que vous avez dû interrompre ces tentatives d'exploration du subconscient en même temps, sans doute, que surgissaient quelques dissentiments entre vous et Robert Desnos. Ce point mériterait d'être éclairci, je crois, dés le début de cette émission ?

André Breton. — Ce serait une longue histoire... Chose frappante, les raisons que nous avons pu avoir, vers 1920, de prendre quelque distance de l'écriture automatique sont du même ordre que celles qui nous ont mis en garde contre la fréquente répétition des séances de sommeil. En ont ainsi décidé des considérations d'hygiène mentale élémentaire. L'usage immodéré, au départ, de l'écriture automatique a eu pour effet de me placer, pour ma part, dans des dispositions hallucinatoires inquiétantes contre lesquelles j'ai dû en hâte réagir. J'en ai fait état dans mon livre, Nadja.

A.P. Quel genre de troubles ressentiez-vous et de quelle nature ?

A.B. Les « sommeils », non seulement provoquaient, sur le plan sensoriel, des désordres du même type mais, en outre, développaient chez certains des sujets endormis une activité impulsive de laquelle on pouvait craindre le pire. Je me souviens, en particulier, d'une séance groupant une trentaine d'invités chez une amie de Picabia, madame de la Hire. Maison très vaste, éclairage discret : quoi qu'on eût fait pour l'éviter, une dizaine de personnes, hommes et femmes, qui étaient loin de se connaître toutes, s'étaient endormies à la fois. Comme elles allaient et venaient, vaticinaient et gesticulaient à qui mieux mieux, vous pouvez imaginer que le spectacle ne différait pas trop de celui que purent offrir les convulsionnaires de Saint-Médard. Vers deux heures du matin, m'inquiétant de la disparition de plusieurs d'entre elles, je finis par les découvrir dans l'antichambre presque obscure, où, comme d'un commun accord et bien munis de la corde nécessaire, ils essayaient de se pendre aux portemanteaux... Crevel, qui était du nombre, semblait les y avoir décidés. Il fallut les réveiller sans grand ménagement. Une autre fois, après un dîner chez Éluard dans la banlieue de Paris, nous dûmes, à plusieurs, maîtriser Desnos endormi qui, brandissant un couteau, poursuivait Éluard dans le jardin. Comme on peut le voir, les idées de suicide qui existaient à l'état latent chez Crevel, la sourde haine qu'entretenait Desnos contre Éluard, prenaient dans ces conditions un tour actif extrêmement critique.

A.P. C'est sur Desnos qu'il faut, sans doute, juger de l'extraordinaire pouvoir des révélations apportées par le sommeil hypnotique. Pourriez-vous nous dire quels risques elles ont pu lui faire courir ?

A.B. Desnos, en raison du côté fortement narcissique de son caractère, en vint très vite à vouloir concentrer l'attention sur lui seul. Même une fois que nous eûmes décidé, pour les raisons générales que je viens d'exposer, d'interrompre l'expérimentation en cours, Desnos ne s'y résigna pas en ce qui le concernait. Durant des mois il ne se passa guère de soir qu'il ne se présentât chez moi, quitte à me trouver seul le plus souvent et qu'il ne s'endormît à quelque moment, voire au cours du repas. En outre, il me devenait de plus en plus difficile de le réveiller en usant des passes habituelles. Une nuit que je n'y parvenais décidément pas et que son exaltation était à son comble — il pouvait être trois heures du matin — je dus m'échapper pour aller quérir un médecin. Desnos l'accueillit par des insultes mais néanmoins s'éveilla avant qu'il eût eu à intervenir. Cet incident et l'aggravation de mes craintes au sujet de ce qui pouvait menacer l'équilibre mental de Desnos me déterminèrent à prendre toutes mesures pour que plus rien de tel ne se produisît. Il va sans dire que nos relations en furent profondément affectées. L'activité expérimentale qui prélude au surréalisme marque ici un temps d'arrêt. Avec la publication du Manifeste le surréalisme entre dans sa phase raisonnante.» (Entretiens, Idées/Gallimard, pp.95-97)

Cette phase raisonnante vient donc conclure une période de découvertes certes enthousiasmante, mais au cours de laquelle on prit la mesure de plusieurs des limites de l'expérience. Non seulement elle faisait courir des risques physiques et mentaux aux individus, mais en outre, elle ne pouvait faire table rase de tout ce qui donnait ses assises à la société bourgeoise contre laquelle tous ces jeunes gens se révoltaient.

Dressant le bilan de l'écriture automatique en 1933 dans le numéro 3-4 de Minotaure (p.58), Breton faisait justement remarquer que « si la quantité n'a pas manqué, des causes fort imaginables l'ont mise dans l'impossibilité d'intervenir publiquement comme force de submersion ». En d'autres termes, la question de la possibilité d'une Révolution surréaliste se posait, et ce n'était évidemment pas parce que quelques individus pratiquaient telle ou telle activité surréaliste que la société allait en être bouleversée. La dimension politique de cette révolution n'allait pas manquer de les interpeller.

 

C/ De la Révolution surréaliste au Surréalisme au service de la Révolution

1er décembre 1924

Juillet 1930

Nous n'allons pas développer cette partie, qui appartient à l'histoire du mouvement et dont on trouve facilement la chronologie partout sur la toile et dans les livres. Nous rappellerons cependant que c'est à partir de ce moment que les tiraillements les plus graves apparaissent entre les surréalistes de la première heure, et que les défections ou exclusions vont se multiplier. Dans un autre fichier, nous verrons ce qu'il en a été pour Éluard, dans ses rapports avec le surréalisme et avec André Breton.


(1) On trouvera les deux préfaces d'Yvan Goll dans la revue Europe, n°475-76, novembre-décembre 1968, pp.127-130.
(2) Le facsimilé du Manifeste du surréalisme d'Yvan Goll a été publié dans la revue Europe, n°475-76, novembre-décembre 1968, pp.112-113.


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