Man Ray - Rêve, 1936

Man Ray - New York, 1936 (détail)


1. Ce dessin est l'illustration la plus évidente de ce qu'expliquait Man Ray à Pierre Bourgeade qui l'interrogeait sur la genèse de certaines de ses œuvres : « Le matin, quand je me réveille, si j’ai fait un rêve, je le dessine tout de suite. Beaucoup de dessins des Mains libres sont des dessins de rêve.» (1) Or il est possible de contextualiser très précisément celui-ci, et plus exceptionnel, d'en retrouver dans la biographie de Man Ray les principaux éléments déclencheurs, sinon la complète signification.


La date figurant en bas à gauche du dessin indique le 21 (ou 25 ?) nov[embre] 1936. A cette date, Man Ray est depuis plus d'un mois à New York, où il a été invité à participer au vernissage de la grande exposition Fantastic Art, Dada, Surrealism qui va se tenir au Musée d'Art moderne (MoMA) du 7 décembre 1936 au 17 janvier 1937. Comme artiste participant et invité de marque, il est logé au vingt-sixième étage de l'hôtel de luxe Barbizon Plaza, et c'est depuis sa terrasse ultra-moderne qu'il a pris une photographie représentant tout l'angle sud-est de Central Park, avec en arrière-plan les grands immeubles de la très chic 5th avenue dans Manhattan.

Pour Man Ray, c'est la consécration qu'il attendait depuis son départ de New York pour Paris en juin 1921 : il présente dans la galerie de Curt Valentine certains des dessins destinés aux Mains libres ; c'est l'un de ses rayogrammes qui figure sur la couverture du catalogue de l'exposition du MoMA ; et surtout son immense tableau A l'heure de l'Observatoire - Les amoureux trône à l'entrée du musée, à la place d'honneur : plus de 50 000 visiteurs passeront sous cette toile (2).

L'original de la photographie qui nous intéresse se trouve dans la base de données du centre Pompidou, et fournit un renseignement tout à fait capital : son cadrage initial est bien plus large que celui qui a été retenu dans le dessin du Rêve, et sa composition résume en une flèche chronologique étonnante tout le parcours du petit garçon de Brooklyn, à qui la synagogue Emanu-El, à gauche de l'image, doit rappeler la judéité qu'il a masquée en changeant son prénom d'Emmanuel en Man et, avec le reste de sa famille, son nom de Radnitsky en Ray. A l'autre bout de la flèche, à l'extrême droite, l'hôtel de luxe appelé en 1936 St Moritz et aujourd'hui Ritz-Carlton, le frère jumeau de l'hôtel Barbizon Plaza dans lequel Man Ray est à présent logé. Tout un parcours dans une image, mais une réussite dont il censure le point de départ : la synagogue est éliminée lors du recadrage.


Man Ray - New York, 1936


Quels souvenirs douloureux lui sont alors revenus en mémoire, alors que dans sa chambre d'hôtel il opérait forcément un retour sur sa vie, et en particulier sur le jour de son départ de New York à trente et un ans ? Neil Baldwin, qui a enquêté auprès de sa famille, raconte cette journée de 1921 : « Il ne lui restait plus qu'à faire ses adieux à sa famille, qui habitait maintenant un appartement confortable de Kosciuzsko Street. La veille de son départ, il se rendit rapidement à Brooklyn, avec son appareil de photo. Dans la cuisine, Minnie [sa mère] ne leva pas même les yeux de ses fourneaux, tandis que son fils photographiait Sam et Lena... » (3)

Qu'est-ce qui pouvait justifier de la part de cette mère une telle indifférence, alors que son fils partait pour une aventure qui allait engager sa vie entière ? C'est encore Neil Baldwin qui nous en fournit l'explication, et qui, du coup, explicite l'origine de l'image qui va surgir dans le rêve de Man Ray, pendant cette nuit du 21 novembre 36 : « C'est le 15 février 1898, date où le paquebot Maine explosa dans le port de La Havane, qu'Emmanuel Radnitsky fit sa première expérience artistique notable - la première qui laisse deviner ce qu'il allait devenir. Tous les journaux publièrent des illustrations représentant la catastrophe et Emmanuel fut suffisamment ému pour s'en inspirer.»


Destruction of the Battleship Maine, gravure en couleur de 1898

Plus tard, le petit Manny, décidément inspiré par les machines et les moyens de transport, fabriqua un nouvel objet qui allait jouer dans sa vie un rôle décisif. Neil Baldwin raconte :

« A l'instar de ses parents, il était habile de ses mains, capable de monter, d'arranger et même d'inventer des mécanismes. Il fabriqua une locomotive à partir d'un wagon, dont il avait chipé les roues à un autre enfant, de manière à obtenir exactement ce qu'il voulait. Lorsque Manya [sa mère] découvrit par quelles voies peu honorables son fils s'était procuré certains éléments, elle détruisit ce qui était sans doute une création unique, tout à fait originale. A Dora [la sœur de Man], elle donna de plus amples explications à son geste : « As-tu jamais vu, ma fille, un cheval emballé dévaler la rue, tirant derrière lui la carriole du laitier ou la voiture des pompiers ? Imagine qu'Emmanuel soit dans cet engin et que le cheval lui rentre dedans... Ton frère se ferait tuer !» Man Ray ne pardonna jamais à sa mère de s'être immiscée par un geste d'autorité dans sa vie créatrice, même s'il s'agissait d'un jouet. Toute sa vie, il verra dans cet incident l'origine de sa brouille avec elle.» (4)

Il n'est pas impossible que l'idée de cette locomotive ait été inspirée au petit garçon impressionnable par une autre catastrophe, ferroviaire celle-là, qui s'était déroulée à Paris trois ans plus tôt, en 1895, à la gare Montparnasse. La photographie de la machine emballée traversant la gare et plongeant dans la rue avait été suffisamment spectaculaire pour être reproduite dans les journaux du monde entier. Le rêve de 1936 recompose donc tous ces souvenirs de jeunesse en une scène de catastrophe urbaine métamorphosant le cadre paisible des immeubles de Central Park en un espace cauchemardesque où une locomotive peut voler dans les airs et menacer de s'écraser des dizaines d'étages plus bas. Il faudrait à présent interroger un psychanalyste sur les désirs refoulés qui s'expriment forcément ici, et quelle est la part du traumatisme causé par le conflit violent avec la mère. Mais dès à présent, le sens général de ce dessin des Mains libres est bien plus facile à appréhender...


Man Ray - Rêve, 1936

L'accident de la gare Montparnasse en 1895

 

Petit jour
Je rentre

La tour Eiffel est penchée
Les ponts tordus
Tous les signaux crevés

Dans ma maison en ruine
Chez moi
Plus un livre

Je me déshabille.


2. Né en 1895, année de l'accident ferroviaire, Paul Eluard n'en a bien entendu gardé aucun souvenir direct, et ne connaît aucun détail de la genèse du dessin, en particulier le complexe de Man Ray vis-à-vis de ses origines. Il est donc naturel qu'il réagisse à cette scène en puisant dans ses propres expériences. Tout en nous plongeant lui aussi dans une atmosphère inquiétante, son poème met donc en scène une métamorphose de la réalité différente de celle de Man Ray. Le titre sans article « Rêve » qui relie les deux œuvres exprime la possibilité d'une généralisation aux rêves d'autres rêveurs, cependant que le recours à la première personne du singulier «  Je rentre [...] dans ma maison [...] chez moi » signale nettement l'intimité de l'itinéraire parcouru du dessin au poème.

Éluard ne garde en effet de la scène new-yorkaise qu'un cadre spatial urbain, parisien cette fois, et une vision transfiguratrice propre au rêve qui déforme le réel : la « Tour Eiffel penchée », « les ponts tordus », « les signes crevés », la « maison en ruines ». Pas de basculement de locomotive, mais le motif apocalyptique de la rupture de toute communication : si la tour Eiffel est penchée, elle n'émet plus de signaux de télégraphe ou de radio, et les ponts tordus empêchent de passer d'une rive de la Seine à l'autre. C'est désormais un monde chaotique, qui a perdu toute maîtrise et toute organisation : les participes passés passifs suggèrent on ne sait quelle agression mystérieuse, dont on ne peut identifier la nature, qui s'est produite dans un passé indéfini et dont on ne perçoit à présent que les conséquences calamiteuses, un champ de ruines.

Contrairement à la fulgurance intemporelle du dessin de Man Ray, le poème se présente donc à la fois comme une description qui prend acte d'un événement passé mais probablement proche, et comme une narration ordonnée, à la progression parfaitement logique. Il s'ouvre sur une situation temporellement fixée : le « petit jour », puis développe les actions successives du narrateur : « je rentre », « je me déshabille ». Cette structure chronologique indique bien qu'il ne s'agit pas d'un véritable récit de rêve : les processus inconscients ne sont pas ordonnés dans le temps ; ils sont uniquement soumis au principe du plaisir, à la substitution de la réalité psychique à la réalité extérieure. Or le poème ne résulte pas d'une démarche entièrement inconsciente, puisqu'il se réfère précisément au réel. Cette spécificité du poème est énoncée très distinctement par Éluard lui-même à plusieurs reprises :

« Il est extrêmement souhaitable qu’on n’établisse pas une confusion entre les différents textes de ce livre : rêve, textes surréalistes et poèmes. Des rêves, nul ne peut les prendre pour des poèmes. Ils sont, pour un esprit préoccupé de merveilleux, la réalité vivante. Mais des poèmes, par lesquels l’esprit tente de désensibiliser le monde, de susciter l’aventure et de subir des enchantements, il est indispensable de savoir qu’ils sont la conséquence d’une volonté assez bien définie, l’écho d’un espoir ou d’un désespoir formulé. » (Prière d'insérer des Dessous d'une vie (1926) in Œuvres complètes, Pléiade, tome l, p.1387).

« Le même désir me reste d'établir les différences entre rêves, poèmes et textes automatiques. On ne prend pas le récit d'un rêve pour un poème. Tous deux réalité vivante, mais le premier est souvenir, tout de suite usé, transformé, une aventure, et du deuxième rien ne se perd ni ne se change » (Premières vues anciennes (1937), in Œuvres complètes, Pléiade, tome l, p.550).


Par sa relation spécifique avec la réalité, Rêve est donc, si l'on veut, un récit de rêve éveillé, mais surtout un véritable poème, dont on pourrait trouver sans peine des échos dans les poèmes antérieurs d'Eluard, en particulier ceux qui datent de la crise profonde traversée lors de sa séparation d'avec Gala. Mais outre un substrat autobiographique évident et qu'il n'est pas nécessaire d'approfondir, il semble plus intéressant de signaler l'intertextualité que ce poème établit avec d'autres œuvres contemporaines, et en particulier tout le réseau de correspondances qu'il tisse avec « Zone>, un poème d'Alcools d'Apollinaire (1912), où celui-ci décrit sa désillusion après une rupture amoureuse, et son triste retour dans les rues de Paris au petit matin :


«  Bergère ô tour Eiffel le troupeau des ponts bêle ce matin [...]

Maintenant tu marches dans Paris tout seul parmi la foule
Des troupeaux d'autobus mugissants près de toi roulent
L'angoisse de l'amour te serre le gosier
Comme si tu ne devais jamais plus être aimé [...]

Tu es seul le matin va venir
Les laitiers font tinter leurs bidons dans les rues
La nuit s'éloigne ainsi qu'une belle Métive
C'est Ferdine la fausse ou Léa l'attentive

Et tu bois cet alcool brûlant comme ta vie
Ta vie que tu bois comme une eau-de-vie

Tu marches vers Auteuil tu veux aller chez toi à pied
Dormir parmi tes fétiches d'Océanie et de Guinée
lls sont des Christs d'une autre forme et d'une autre croyance
Ce sont les Christs inférieurs des obscures espérances

Adieu Adieu

Soleil cou coupé  »


Ce sont bien la même désillusion, le même constat du cruel présent qui baignent le poème d'Éluard : « Dans ma maison en ruine / Chez moi / Plus un livre ». Telle est pour Eluard l'absolue catastrophe : la recherche de soi-même ne s'accomplit que par l'accès aux autres, mais aussi aux œuvres des autres. Ne plus avoir de livre, c'est une autre forme de solitude insupportable : c'est ne plus pouvoir tendre de main à un autre « frère humain », par-delà l'espace ou le temps.

Ce poème n'est donc pas un simple récit de rêve, et il n'a pas de fonction fantasmatique particulière. C'est un tissu complexe d'expériences personnelles, une polyphonie qui s'inspire d'autres expériences vécues, créant à travers les âges, et d'homme à homme, un lien unique et inébranlable. L'œuvre d'art se distingue de la simple expérience onirique en ce qu'elle dépasse en puissance la fragilité du rêve, dont il ne subsiste au réveil que le souvenir, et qu'elle refuse le solipsisme, cherchant au contraire à tout prix à jeter des ponts pour assurer l'avenir. En créant, l'artiste affirme la vie de sa vision.


(1) Pierre Bourgeade, Bonsoir, Man Ray, Belfond, 1990, p.130
(2) Neil Baldwin, Man Ray, trad. française, Plon, 1998, pp. 193-195
(3) Neil Baldwin, op.cit. p.87
(4) Neil Baldwin, op.cit. p.18


© Agnès Vinas pour l'analyse du dessin
© Christine Leconte et Agnès Vinas pour celle du poème
Si vous désirez emprunter certaines de ces analyses, n'oubliez pas de citer leur source : si ce texte est mis à la disposition de tous, il n'est pas pour autant libre de droits, et n'a pas vocation à être pillé.

© Man Ray Trust / ADAGP
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