Man Ray - Feu d'artifice - 1937

Cette fleur très onirique datée de 1937 a été inspirée par une manipulation technique assez simple, mais qui produit beaucoup d'effet. Comme son titre le suggère, il s'agit en fait du bouquet d'un feu d'artifice, métaphore que Man Ray a prise au pied de la lettre.

On peut reconstituer toutes les étapes qui ont permis de passer d'une réalité accessible à tout un chacun à cette vision merveilleuse : il suffit d'avoir la chance de disposer de la photographie qui a servi de support à l'imagination de l'artiste. Or on peut la trouver, datée de 1935 et le plus souvent intitulée « Bouquet », à la fois sur certains sites de ventes aux enchères et dans le n° 7 de la revue Minotaure, paru le 15 juin 1935, et intitulé « Le côté nocturne de la nature ». On y trouve, outre de nombreuses photographies de Man Ray, des photographies d'oiseaux nocturnes de Fischer, et surtout des photographies de nuits parisiennes de Brassaï, au nombre desquelles la tour Saint-Jacques illustrant la « Nuit du tournesol » d'André Breton, ce qui fait de ce numéro de Minotaure un moment important dans l'histoire du surréalisme.

 

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Le point de départ de la création est la prise de vue d'un classique bouquet de feu d'artifice, un 14 juillet. Il suffit de choisir un temps de pose suffisamment long pour saisir les traînées lumineuses des fusées sur fond de ciel noir, ce qui fait d'un feu d'artifice une manifestation de light painting avant sa systématisation par Man Ray deux ans plus tard en 1937. La photographie (1) correspond donc à ce qu'ont perçu l'œil de Man Ray et des spectateurs au moment de la prise de vue.

En laboratoire, Man Ray a ensuite effectué une solarisation du négatif, technique inventée (paraît-il) accidentellement par Lee Miller, qui était alors son assistante, en allumant par inadvertance la lumière de la chambre noire sans se rendre compte que des négatifs se trouvaient encore dans la cuve du révélateur. Les deux photographes s'étaient alors aperçus que cette surexposition avait pour effet d'inverser les valeurs des densités du négatif, et qu'en dosant soigneusement ce temps de surexposition, on pouvait obtenir des résultats plus ou moins contrastés.

C'est ce que l'on peut constater avec les deux états du tirage (2) et (3). Le deuxième état est celui de la photographie publiée dans Minotaure : son fond est encore assez gris, et l'ensemble est un peu brouillé. Les photographies mises en vente par la suite, et que l'on peut trouver aujourd'hui sur les sites de ventes aux enchères (3), sont plus contrastées et correspondent manifestement à un nouveau tirage. Les plumets noirs se détachent encore mieux, et ont bien plus de relief et de profondeur. L'illusion réaliste est parfaite, et le paradoxe est que cette photographie semble être la reproduction mimétique d'un bouquet... qui n'existe pas, puisqu'il n'est que le résultat d'une manipulation sur papier argentique.

C'est à partir de cet objet fantastique que l'imagination de Man Ray a pu se donner libre cours, et inventer cette fleur lumineuse à pied d'acanthe. On peut se demander pourquoi Man Ray a tenu à l'inscrire dans un paysage mi-naturel mi-urbain, avec un pont parisien en arrière-plan, ce qui associe une fois de plus dans une de ses créations onirisme et réalisme. Le dessin étant daté de 1937, il est postérieur au 14 juillet 1936, au cours duquel on avait dû fêter avec un enthousiasme particulier la victoire aux élections du Front Populaire, promesse de lendemains heureux. Peut-on imaginer que Man Ray, de retour de l'Exposition internationale du surréalisme à Londres, avait été sensible à la portée de cet événement ? On ne trouve pas dans les Mains libres de dessin qui se fasse l'écho direct d'une quelconque actualité, pourtant chargée, mais c'est probablement dû à un choix délibéré, en accord avec Paul Eluard.

Et après tout, la devise de Man Ray, qui figure sur sa tombe au cimetière Montparnasse, n'était-elle pas :

UNCONCERNED BUT NOT INDIFFERENT ?


© Agnès Vinas
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© Man Ray Trust / ADAGP