Man Ray - Les tours d'Eliane, 1936


I/ Le dessin de Man Ray

1. Voici encore un dessin onirique, dans la mesure où il superpose deux réalités oxymoriques : une entrée de château-fort massive, où domine le monde minéral, avec des pierres taillées érigées en murailles, créneaux et mâchicoulis, dans une architecture défensive impressionnante ; et une femme nue gigantesque, dont le corps blanc surplombe l'ensemble, et dont les cuisses se confondent plus ou moins avec les deux grosses tours qui gardent l'entrée de la citadelle. Cette entrée est le point commun fantasmatique qui unit les deux images : elle se situe exactement à l'emplacement du sexe de la femme, ce qui a conduit depuis longtemps les critiques d'art à parler, s'agissant de Man Ray, de « regard érotisé ».

Devant cette entrée, un tout petit personnage en armure est dans l'expectative. Une échelle, jetée à terre, est manifestement trop petite pour escalader la muraille. Il va bien falloir passer par la porte en ogive pour pénétrer à l'intérieur de la forteresse, mais la lance du chevalier est ridiculement petite, le chevalier ne fait manifestement pas le poids...

 

2. Ce dessin humoristique de Man Ray est daté de 1936 et a été réalisé à Saint-Raphaël, donc pendant le premier été au cours duquel Man Ray et Ady Fidelin ont rejoint les Eluard sur la côte d'Azur. La photographie dont s'est inspiré l'artiste n'a pas été retrouvée, mais elle représentait le fort Saint-André, à Villeneuve-lès-Avignon : elle a pu être prise soit sur le chemin de l'aller, soit beaucoup plus tôt, dans les années 30. Man Ray connaissait ce château depuis longtemps, et son exceptionnel état de conservation devait nécessairement l'inspirer.


Entrée du château de Villeneuve-les-Avignon - © Marcobertoni

Il est bien difficile de savoir au contraire qui a pu poser pour Man Ray, et qui était cette Eliane qu'il mentionne dans le titre. Un modèle vivant à Saint-Raphaël ? On ne trouve pas, dans la production graphique ou photographique antérieure au dessin de 1936, d'œuvre qui ait pu constituer la source de cette femme géante dont la pose frontale est aussi suggestive. Pour la voir réapparaître, il faut attendre des dessins bien postérieurs, dans les années 50, avec des reprises en lithogravure encore plus tardives, dans les années 70.

 

Man Ray - La vierge - 1952

Man Ray - La vierge - 1973

 

3. En revanche, les érudits travaillent depuis longtemps sur les représentations fantasmatiques de la femme dans l'œuvre de Man Ray. Une universitaire américaine, Peggy Elaine Schrock, a fait remarquer l'étonnante analogie de forme entre la porte ogivale du château-fort des Tours d'Eliane, et le célèbre fer à repasser que Man Ray, fraîchement débarqué à Paris en 1921, avait transformé en Cadeau : une effrayante plaque de fer massive, hérissée de clous. Voici ce qu'écrivait Mrs Schrock en 1997 à propos de ce Cadeau :


Man Ray - Le cadeau - 1921/1972

« Le fer à repasser était associé au rôle domestique des femmes - mais ce rôle avait été altéré de manière subversive. La femme domestique - la mère - était, par ce simple geste, métamorphosée de bonne en mauvaise mère. Même sans l'addition de clous, un fer à repasser est dangereux s'il est mal utilisé, et la mémoire d'un enfant est pleine de souvenirs de mises en garde profondément enracinés [...] Man Ray aurait pu choisir de multiples objets à fixer au fer pour le rendre inutile, mais aucun, sans doute, n'aurait été plus vindicatif et ironique que des clous. Son intention était donc d'en intensifier la dangerosité, et pas simplement d'en nier la fonction originelle. La modification est étonnante : elle appelle des images de vêtements arrachés et lacérés [..] Outre ses associations phalliques, le Cadeau convoque aussi l'image archétypale de la femme comme un symbole du triangle pubien. La rangée de clous méticuleusement alignés au centre sépare visuellement des lèvres métaphoriques, en même temps qu'elle fait apparaître une agressive rangée de dents - transformant le triangle pubien en un mythique vagina dentata. » (1)


La lecture de l'image des Tours d'Eliane est donc assez claire. Toute la composition du dessin aboutissant à cette ogive archétypale, c'est d'une Mère mythique, menaçante, le bras levé comme pour frapper, qu'il peut s'agir en fait. Le fantasme de l'inceste, et plus généralement, la peur des femmes phalliques et de la castration, constituent des motifs constants chez les surréalistes. On peut ici rappeler l'aphorisme d'Eluard dans le Tournant : « J'espère / Ce qui m'est interdit », sans que cette lecture érotique soit exclusive des autres, bien entendu.

Revenant à Man Ray, Peggy Schrock dit encore ceci, et cette fois nous citerons son développement en anglais, pour ne pas perdre son jeu de mots final : « It is not difficult to understand Man Ray's view of his mother as a threatening, unforgiving, dissatisfied figure who wanted to remain physically attached but emotionally removed. Now through imagery (an incarnation which he could more successfully control) he possessed, redefined and dominated women. Sexual politics played an increasingly important role in his life and art as he began to identify ways in which he coul hold power and wrest it from the [M]other» (2).

The [M]other : la Mère / l'Autre (jeu de mots intraduisible) constitue donc bien le centre des préoccupations souterraines de Man Ray, qui envisageait manifestement ses relations avec les femmes comme il jouait aux échecs - dans un rapport de forces permanent. Mais un dessin comme celui-ci, exagérément explicite, indique peut-être qu'il n'a pas perdu son sens de l'humour, et qu'il peut s'amuser de toutes les implications sexuelles qui se révèlent lorsqu'il laisse toute liberté créatrice à ses mains...

 

Les tours d'Eliane

Un espoir insensé
Fenêtre au fond d'une mine.

 

II/ Le poème d'Eluard

Si le dessin de Man Ray pose le problème de l'accès interdit à une femme-forteresse dont la porte pourrait bien se révéler herse susceptible de le déchiqueter, il est évident au contraire que la lecture d'Eluard est orientée par le thème de l'ouverture et de la sortie salvatrice.



La Révolution surréaliste, n°12 - 15 décembre 1929


Un espoir insensé
Fenêtre au fond d'une mine.


Ce très court distique composé d'un hexamètre puis d'un heptasyllabe formant une phrase nominale semble constituer la réponse idéale à l'enquête qu'avaient lancée les surréalistes dans leur n° 12 de la Révolution surréaliste, en décembre 1929. La réponse d'Eluard cette année-là avait été assez plate : « L'espoir d'aimer toujours, quoiqu'il arrive à l'être que j'aime.»

En 1936, Eluard donne à sa formule nettement plus de relief, en opposant deux connotations antithétiques : « espoir » et « fenêtre » connotent l'ouverture, la délivrance, tandis que le « fond d'une mine » évoque les souterrains et les culs de basse-fosse dans lesquels on pouvait laisser croupir des prisonniers. L'expression de la « fenêtre au fond d'une mine » est donc oxymorique, puisqu'elle prétend ménager une ouverture vers l'extérieur, peut-être vers le ciel, dans un espace marqué au contraire par la verticalité et la profondeur : cet espoir est « insensé », et pourtant il permet de ne pas se résigner à un destin tragique.

Pour Eluard, ce sont le narcissisme et la solitude qui constituent la pire des prisons. Voici comment l'explique Daniel Bergez dans son étude sur Eluard ou Le rayonnement de l'être :


« Si la solitude subie est toujours douloureusement exprimée dans l'œuvre d'Eluard, celle qui est volontaire est toujours stigmatisée. Le rapport narcissique de soi à soi, loin de circonscrire le lieu protégé d'une intimité substantielle de l'être avec lui-même, l'enferme dans un espace carcéral [...] Jusque dans les derniers recueils s'exprime une angoisse primitive de l'anéantissement que paraît seule pouvoir conjurer la relation d'altérité, par laquelle les yeux, se projetant sur le monde extérieur, s'ouvrant à la relation, fondent par là-même l'être en le rendant visible. » (3)


On conçoit que dans ces conditions la thématique de la fenêtre soit particulièrement riche chez Eluard. Mais c'est peut-être dans l'Immaculée conception, ouvrage écrit en collaboration avec André Breton et publié en 1930, que sa mise en relation avec le sexe féminin est la plus spectaculaire. Dans un chapitre intitulé « L'amour », les deux amis produisent un texte d'inspiration érotique superbe, en alternant les phrases. Nous signalerons celles d'Eluard en italiques et entre crochets :


« L'amour (...) a devant lui les plis inguinaux, les jambes qui couraient, la vapeur qui descend de leurs voiles, il a le plaisir de la neige qui tombe devant la fenêtre. [La langue dessine les lèvres, joint les yeux, dresse les seins, creuse les aisselles, ouvre la fenêtre ; la bouche attire la chair de toutes ses forces, elle sombre dans un baiser errant, elle remplace la bouche qu'elle a prise, c'est le mélange du jour et de la nuit.] (...) La fenêtre sera ouverte, entr'ouverte, fermée, elle donnera sur l'étoile, l'étoile montera vers elle, l'étoile devra l'atteindre ou passer de l'autre côté de la maison. (...) [L'amour multiplie les problèmes. La liberté furieuse s'empare des amants plus dévoués l'un à l'autre que l'espace à la poitrine de l'air. La femme garde toujours dans sa fenêtre la lumière de l'étoile, dans sa main la ligne de vie de son amant. L'étoile, dans la fenêtre, tourne lentement, y entre et en sort sans arrêt, le problème s'accomplit, la silhouette pâle de l'étoile dans la fenêtre a brûlé le rideau du jour.] » (4)


Associé à la fenêtre et à l'ouverture, l'amour est donc ce qui délie (Eluard a-t-il entendu ce verbe dans le titre de Man Ray : Les tours d'Eliane ?) : ce thème de la délivrance est particulièrement développé dans un texte de 1947, enregistré pour la radio, et intitulé Dit de la force de l'amour :


« La vérité, c'est que, lorsqu'il est seul, le corps humain végète. Sa réalité se réduit à n'être plus alors qu'un objet d'étude. La vérité, c'est qu'il n'y a qu'une seule usine humaine, qu'un seul coeur, qu'un seul cerveau humain, qu'une seule figure humaine. Tous les bras se sont tendus vers d'autres bras, toujours toutes les mains se confondent et tressent, entre tous les corps, au-dessus d'un abîme, la corde raide des caresses. Des yeux, on ne peut plus dire qu'ils voient sans être vus, car ils s'ouvrent dans d'autres yeux, dans d'autres corps par lesquels nous passons de la vie à la vie, de la chaleur à la chaleur, de la lumière à la nuit et de la nuit à la lumière. La bouche oublie qu'elle a eu faim d'autre chose que de cette bouche et de ce corps qui s'offrent à tout venant - depuis toujours et pour toujours. La bouche s'abreuve et offre à boire. La langue n'est plus dans le vide. Ni le sexe. Ils communiquent leur passion, ils passent sur le pont tremblant de la chair enfin délivrée. Et voici que le corps avance vraiment, il n'est plus seul, il a rompu ses liens. Et tout en lui exprime, à sa manière, la joie d'être délivré. L'amour, c'est la liberté, mais il se passe en silence, en secret, presque honteusement, car il n'a pas la parole. Un amoureux qui parle est un poète et ce qu'il dit efface le temps qui l'isole de l'objet aimé. Il donne à l'amour une vie constante, invincible. Il s'éternise.» (5)


Ainsi, la comparaison du dessin et du poème révèle-t-elle cette fois une différence fondamentale entre les deux artistes. La porte dangereuse du château-fort de Man Ray, à l'accès difficile, devient fenêtre ouverte chez Eluard, et espoir sinon promesse d'évasion ; les complexes de l'un - et sa vision de l'amour comme un perpétuel rapport de forces - s'opposent radicalement à l'utopie érotique salvatrice de l'autre.



© Agnès Vinas
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© Man Ray Trust / ADAGP
© Tate Gallery, London


(1) Peggy Elaine Schrock - « Man Ray's Le cadeau. The unnatural Woman and the De-sexing of Modern Man  », in Woman's Art Journal, fall 1996/winter 1997, volume 17, number 2, p.27. Traduction d'Agnès Vinas.

(2) Peggy Elaine Schrock - With homage and outrage : Man Ray and the dangerous woman, University of Illinois, 1992, p.61.

(3) Daniel Bergez, Eluard ou le Rayonnement de l'être, Champ Vallon, 1982, pp.25-26.

(4) Paul Eluard et André Breton - L'immaculée conception, 1930, in Œuvres complètes, Pléiade, t.1, 1968, pp.345-348.

(5) Paul Eluard - Dit de la force de l'amour, 1947, in Œuvres complètes, Pléiade, t.2, 1968, pp.877-878.