Man Ray - Le château d'If, 1936

1. Ce dessin est l'exemple-type du processus de création de Man Ray, fondé sur la rencontre fortuite de deux éléments de la réalité, de manière à créer « une série de dessins extravagants mais réalistes » (Autoportrait, Actes Sud, 1998, p.297).

Man Ray a raconté à Ron Padgett, au cours d'une interview parue dans Art News en novembre 1966, comment lui est venue l'idée de celui-ci : « J'étais dans le Midi et quelqu'un m'avait dit que je devais visiter un vieux château dans les environs ; c'est ce que j'ai fait. C'était joli et mon retour à l'hôtel, mon linge propre était arrivé et sur la note de la blanchisserie il y avait une image de cet homme.»

Le dessin obéit donc à la logique du collage. La photographie prise par Man Ray est à l'évidence l'original qu'il a fidèlement reproduit : même les nuages de la droite du cadre sont respectés. Quant au dessin de la blanchisserie, il est conforme au graphisme épuré des publicités de l'époque.


Man Ray - Le château d'If, 1936 - Collection du Centre Pompidou

On retrouve ici l'association étonnante et incongrue, typique dans les dessins de Man Ray, d'un rendu réaliste de type photographique et d'un traitement linéaire schématique, en deux dimensions, faisant la part belle aux plages blanches nettement délimitées.

Reste à se demander ce qui a pu conduire Man Ray à associer ces deux éléments hétérogènes dans un même ensemble, indépendamment du hasard de leur succession dans la même journée. Le cadrage même de la photographie, dont le premier plan, bien vide, appelait à l'évidence un sujet de préférence animé, mais sans tomber dans la carte postale ou le souvenir de voyage, que Man Ray peut avoir voulu parodier ? L'opposition entre la ruine du monument et l'extrême sophistication du dandy ? Ou le contraste entre l'apparence d'un personnage pomponné avec celle d'Edmond Dantès, le futur comte de Monte-Cristo, dont les guides du château d'If n'ont pas dû manquer de lui parler, évadé hagard et dépenaillé après quatorze ans de claustration et de mise au secret ? Ou une rêverie encore plus vagabonde sur la notion d'emprisonnement et de liberté, comme celle qui l'a conduit à dessiner plusieurs fois des châteaux-forts, et à imaginer le portrait du plus libre des prisonniers de sa galerie imaginaire, le marquis de Sade ?

 

2. Le poème d'Eluard qui illustre ce dessin est d'abord original en ce qu'il ne tient aucun compte, une fois n'est pas coutume, du titre et de ses connotations littéraires pourtant a priori inévitables. Rien qui évoque de près ou de loin le héros d'Alexandre Dumas emprisonné pendant des années dans le château d'If : Eluard évite soigneusement de tomber dans la facilité d'une réaction attendue. Dans le même ordre d'idée, rien non plus qui fasse écho à la mythologie sadienne fréquente chez Man Ray, qui semble voir dans chaque château-fort un symbole possible de la privation de liberté.

Belle voix grande maison
Aux échos décorés
De toiles d'araignée.

Autre originalité : Eluard ne cherche pas à expliquer la relation qui pourrait justifier la présence dans un même dessin (et donc un même espace référentiel) d'un personnage aussi sophistiqué et d'un décor beaucoup plus austère. Non, il ne s'agit pas nécessairement d'un propriétaire posant avec emphase et fierté devant son château, il ne s'agit pas non plus d'un acteur cabotinant devant quelque toile peinte, etc. La logique de l'association (possession, activité ou autre), lui est tout à fait indifférente.

Il établit au contraire une singulière relation d'équivalence absolue entre les deux éléments animé et inanimé, dans une structure décroissante particulièrement ironique :

On s'aperçoit d'ailleurs à la relecture qu'on peut donner à l'expression « grande maison » un sens figuré qui se superpose au premier sans l'annuler : frappé sans doute par le caractère suranné de la tenue de soirée et par un port de tête impérial, Eluard a pu voir dans le personnage de Man Ray un membre de quelque « grande maison », c'est-à-dire d'une noble famille, d'un haut lignage dont les ancêtres remontent en ligne directe jusqu'à l'époque où l'on construisait le château-fort qui se trouve derrière lui. On sait que les surréalistes, la plupart d'origine petite-bourgeoise, étaient plus qu'agacés par un Cocteau qui frayait avec « la haute », et qu'André Breton avait reproché à Man Ray d'avoir accepté la commande du vicomte de Noailles pour Le mystère du château du Dé, en faisant semblant d'oublier l'importance primordiale de ce mécène pour l'avant-garde surréaliste. Sans doute Eugène Grindel, fils d'un comptable et d'une couturière, élevé à Saint-Denis, n'avait-il guère d'affinités avec le dandy du dessin, mais à la différence du Nu ailé qui suscite chez lui une réaction sarcastique assez violente, il garde suffisamment de distance avec celui-ci pour pouvoir recourir à l'ironie.

Faut-il alors donner à ce poème une interprétation politique ou sociale et y lire la condamnation par Eluard de quelque Ancien Régime périmé ? La critique doit plutôt, nous semble-t-il, se déplacer sur le plan de l'art : ce qui a une belle apparence cache souvent un vide mortel, un creux d'où s'est évanouie toute vie. Il faut inventer de nouvelles formes, de nouvelles voix, qui n'aient pas le souci de la beauté formelle, mais au contraire recherchent l'intensité et la vérité par tous les moyens. A la fin de Nadja, André Breton avait écrit : « La beauté sera convulsive ou ne sera pas. » Avec son esprit dada, Man Ray pourrait ajouter qu'une œuvre d'art doit susciter chez celui qui la regarde une réaction, quelle qu'elle soit, surtout sans aucun souci esthétique. La même année que les Mains libres, Paul Eluard renchérit, en définissant dans Premières vues anciennes (1937) ce qui constitue selon lui la beauté d'un poème : « L'hallucination, la candeur, la fureur, la mémoire, ce Protée lunatique, les vieilles histoires, la table et l'encrier, les paysages inconnus, la nuit tournée, les souvenirs inopinés, les prophéties de la passion, les conflagrations d'idées, de sentiments, d'objets, la nudité aveugle, les entreprises systématiques à des fins inutiles et les fins inutiles devenant de première utilité, le dérèglement de la logique jusqu'à l'absurde, l'usage de l'absurde jusqu'à l'indomptable raison, c'est cela - et non l'assemblage plus ou moins savant, plus ou moins heureux des voyelles, des consonnes, des syllabes, des mots - qui contribue à l'harmonie d'un poème. Il faut parler une pensée musicale qui n'ait que faire des tambours, des violons, des rythmes et des rimes du terrible concert pour oreilles d'ânes.» En somme, le véritable poète est bien tout le contraire du chanteur gominé que l'on peut voir aussi dans le dessin de Man Ray.


© Agnès Vinas
Si vous désirez emprunter certaines de ces analyses, n'oubliez pas de citer leur source : si ce texte est mis à la disposition de tous, il n'est pas pour autant libre de droits, et n'a pas vocation à être pillé.

© Man Ray Trust / ADAGP
© RMN


Et pour compléter sur la toile

Un article d'Anne Marie Fèvre sur Libération (14/07/2010) : Les Noailles, hors nobles