Man Ray - Les amis, 1936

1. Ce dessin quelque peu énigmatique daté de 1936 clôt dans Les Mains libres la deuxième série des couples dessin/poème, et bénéficie donc de la même place symbolique que « La liberté », qui conclut la première partie. Il n'est pas difficile de comprendre que les deux valeurs essentielles que célèbrent autant Man Ray que Paul Eluard dans ce recueil sont celles de la liberté et de l'amitié.

Mais si l'importance des deux thèmes saute aux yeux, on ne peut pas en dire autant du sens particulier de ce dessin, dont par alleurs la facture tranche avec celle de tous les autres, dessinés sur fond blanc à l'encre de Chine, avec des traits souvent épurés. Celui-ci au contraire présente un fond noir sur la plus grande partie de sa surface, fond sur lequel se détachent, assez grossièrement dessinés au crayon, des objets ou des animaux parfaitement hétéroclites et certains comme en lévitation, ce qui ne nous renvoie pas vraiment au genre de la nature morte, même surréaliste, tel qu'il a pu être représenté par le dessin « Main et fruits ».

On ne peut pas non plus tout à fait parler d'équivalent graphique d'un rayogramme, dans la mesure où ces objets n'ont pas laissé d'aplat blanc sur la surface du papier [photographique]. Ils sont bel et bien représentés de côté, en trois dimensions, et le caractère massif de la plupart d'entre eux interdit tout effet de transparence aux rayons.

L'effet produit est pourtant bien celui d'un rayogramme : un effet totalement onirique, qui n'obéit à aucune des lois du réalisme, ni celle de la cohérence thématique des objets rassemblés, qui semblent avoir été pris tout à fait au hasard, ni celle des lois de la physique.

Doit-on alors considérer qu'il s'agit, comme l'a souvent dit Man Ray, d'un de ces dessins de rêves qu'il s'empressait de noter au réveil, sans se préoccuper de lui trouver une signification quelconque ? Pourtant l'image surréaliste n'a d'intérêt que si son caractère imprévu et même provocateur nous révèle une réalité qui nous avait échappé et, selon les termes d'Aragon dans Le Paysan de Paris, nous « force à réviser tout l'univers ». Est-ce le cas ici ?

 

2. Le catalogue de l'exposition Man Ray qui s'est tenue au Musée national d'Art moderne de Paris du 7 janvier au 28 février 1972 nous apprend (p.135) qu'au verso de ce dessin figure la légende suivante :

Une telle liste paraît donner une clef d'interprétation, mais décevante dans la mesure où elle révèle simplement un code entre amis, utilisant des surnoms connus des seuls intéressés. Nous en avons la preuve par quelques indices, en particulier une lettre de Valentine Hugo à Picasso, datée du 7 juin 1936, mise en vente sur le site Auction.fr, et manifestement acquise par la Bibliothèque municipale de Boulogne s/Mer : sa photographie figure sur la quatrième de couverture du livre consacré par Actes Sud à Valentine Hugo, Ecrits et entretiens, 2002.



Lettre de Valentine Hugo à Picasso, 7 juin 1936


On y lit ceci : « Cher Lionne, Robinet, café crème, soupe à l'oignon, marteau et l'écureuil vous attendront au milieu des platanes demain lundi après dîner place Victor Hugo entre le café Victor Hugo et le café tabac Scossa tout rouge du lustre que lui donnera le voisinage d'une lionne de si grande race [...] L'écureuil ne tient plus en place de joie et envoie à la lionne tout un grand noisetier d'enthousiasme, d'admiration et d'affection. Cher Picasso pardonnez-moi cet enfantillage, je suis si contente. Valentine Hugo ». La reprise de quelques-uns de ces sobriquets au verso du dessin de Man Ray confirme le fait que ce dessin ne saurait être compris et apprécié que par ceux qui appartiennent à ce cercle fermé d'amis intimes.

C'est sa limite évidente : à la différence de certaines illustrations énigmatiques mais fortement signifiantes, comme par exemple « La Femme et son poisson », devenue culte au point d'envahir la toile et d'avoir donné lieu à de multiples reprises de la part même de Man Ray, celle-ci ne semble avoir suscité beaucoup d'intérêt ni chez les critiques ni chez les vendeurs d'objets d'art. Sa valeur esthétique est tout à fait discutable, et elle ne peut finalement nous intéresser encore que pour sa valeur documentaire.

 

3. Utilisons donc cette liste pour présenter ce cercle d'amis de Man Ray qui, autre particularité, ne correspond pas totalement à ceux qui, pendant les étés 1936 et 1937, se sont rassemblés à Antibes, Mougins ou ailleurs sur la côte d'Azur, dans une sorte de phalanstère érotique, et auxquels font allusion, entre autres, le dessin et le poème de « La plage  » dans Les Mains libres.

Le plus facile à identifier est Pablo Picasso, dont Chantal Vieuille, dans son précieux ouvrage sur Nusch, portrait d'une muse du surréalisme (pp.72-73) nous confirme que « les sobriquets étant appréciés par les amis du groupe, Nusch Eluard baptise son ami Picasso Lion qui se transforme, quand elle lui écrit des petits mots dans un français fantaisiste, en « ma cher Lione ». C'est ce qu'illustre le dessin ci-contre de Valentine Hugo, dessiné la même semaine que sa lettre du 7 juin.

Man Ray connaît Picasso depuis son arrivée à Paris : sa première photographie de l'artiste espagnol date de 1922, et ils n'ont plus cessé de s'apprécier, rivalisant d'inventivité en particulier pendant cet été 36 qu'ils ont passé à Mougins. L'amitié d'Eluard et de Picasso a été plus longue à se forger, mais en 1936 elle est devenue d'une solidité à toute épreuve, à la faveur des événements qui se produisent en Espagne et qui les bouleversent tous deux.

Début juin, Picasso a illustré le poème Grand air, puis offert à Eluard trois eaux-fortes destinées à illustrer La barre d'appui, qui seront reprises à la fin de l'année dans Les Yeux fertiles.


Man Ray - Eluard et Picasso à Mougins en 1936

Dessin de Valentine Hugo
in Valette, Eluard, livre d'identité, Tchou, 1967, p.153


Peu après le rendez-vous chez Valentine Hugo, pendant l'été 36, la bande des amis complotera pour que puisse se nouer à Mougins l'idylle entre Picasso et Dora Maar, et ils se retrouveront tous ensemble l'année suivante encore sur la Côte d'Azur. Man Ray nous a laissé de ces vacances un petit film muet, qui restitue bien l'atmosphère farceuse de ces moments de détente.



Picasso, Le crayon qui parle, aquarelle, 1936

C'est aussi une véritable amitié qui lie Picasso à Nusch Eluard, qu'il surnomme « Soupe à l'oignon », pour des raisons qui nous échappent. On trouve ce sobriquet sur un télégramme (1) envoyé début janvier 1936 par les Zervos aux Eluard, alors à Barcelone pour présenter une exposition consacrée à Picasso ; le télégramme se termine par AMITIES SOUPOGNON, ce qui ne peut, dans ce contexte, désigner que Nusch, en déplacement avec Eluard.

C'est le même surnom qui se trouve aussi sur l'une des aquarelles de Picasso de 1936, Le crayon qui parle, mais dans une liste qui pose des problèmes d'interprétation. Par la suite, Picasso dessinera et peindra volontiers Nusch, qu'il considère comme l'un de ses modèles préférés, en particulier lors des séjours estivaux à Mougins ou ailleurs dans le midi, de 1936 à 1938.

Quant à Paul Eluard (pourquoi Robinet ??) Man Ray le connaît depuis le jour de son arrivée à Paris, le 14 juillet 1921 : Eluard faisait partie de la bande de Littérature à qui Marcel Duchamp a présenté son ami débarqué d'Amérique. Leur appartenance commune au mouvement Dada les a fait se fréquenter, et Eluard a acheté à Man Ray deux œuvres dont une aquarelle qui a fait partie de la vente de 1924 à l'hôtel Drouot. De son côté, en tant que photographe attitré des surréalistes, Man Ray a souvent photographié Eluard, seul ou en groupe.

Leurs liens d'amitié d'amitié se sont resserrés en 1935, quand Man Ray a photographié Nusch au miroir dans un ensemble Schiaparelli, mais surtout lorsqu'il a réalisé avec elle la superbe série de nus qui composent le photopoème Facile, co-écrit avec Paul Eluard.

A partir de l'été 1936, ils prennent l'habitude de passer leurs vacances ensemble dans le sud de la France, et c'est cette année-là qu'ils décident de reconduire, pour Les Mains libres, une collaboration que tous deux avaient jugée fructueuse.

Man Ray - Portrait d'Eluard, 1936


Man Ray - Christian Zervos, Nusch, Yvonne Zervos, Eluard et Man Ray


Pendant cet été 36, la bande de Mougins voit aussi passer Christian et Yvonne Zervos (Marteau et Café au lait / Café crème), qui ont publié le 5 juin La Barre d'appui, un recueil de poèmes d'Eluard illustrés par Picasso. Christian Zervos est un critique d'art qui a fondé la revue des Cahiers d'Art, et a commencé à élaborer dès 1932 le catalogue raisonné de toutes les oeuvres de Picasso, travail colossal qui a été poursuivi jusqu'après sa mort, et qui constitue la Bible des études sur Picasso. Il est aussi un ami proche de Man Ray, qui lui donne régulièrement des textes ou des photographies à publier dans sa revue. Il est enfin un ami des Eluard, qu'il acceptera de cacher lorsque Paul Eluard sera obligé de se mettre à l'abri en 1942.

Restent à mentionner trois femmes artistes de grande personnalité, qui font partie des amis de Man Ray sans toutefois appartenir à la bande de Mougins.

Nusch et Paul Eluard, Valentine Hugo et Man Ray - 1935

Valentine Hugo est l'écureuil de la lettre à Picasso et du dessin de Man Ray, peut-être à cause de son petit minois et de son nez pointu. Elle a épousé le peintre et décorateur de théâtre Jean Hugo, l'arrière-petit-fils de Victor Hugo. Mais elle n'est pas en reste : son imagination onirique et sa technique très sûre en ont fait l'une des illustratrices favorites des surréalistes.

Elle est en particulier très proche d'Eluard, qu'elle va illustrer de manière régulière juste après le recueil des Mains libres fin 1937, et jusqu'au Phœnix de 1951. Elle connaît moins Man Ray, qu'elle fréquente à Paris uniquement par le biais de la bande de Picasso.

 

Sheila Legg (ou Legge) est un mannequin, poète et artiste surréaliste, que Man Ray a probablement rencontrée alors qu'ils préparaient l'Exposition surréaliste des New Burlington Galleries de Londres en 1936. Une photographie de groupe, où elle figure assise au premier rang, la deuxième à partir de la droite, indique qu'elle faisait partie des organisateurs. On reconnaît aussi sur cette photographie, assise au premier rang, la deuxième à partir de la gauche, Nusch Eluard, et debout derrière elle Dali, Eluard et Roland Penrose. Sheila est surtout connue comme « the Surrealist phantom », en référence à un happening organisé par elle et Salvador Dali pendant cette exposition. On a gardé d'elle une photographie prise sur Trafalgar square, où elle apparaît vêtue de blanc et la tête entièrement couverte de roses. Est-ce en souvenir de cet événement parfaitement surréaliste qu'elle a inspiré à Man Ray, dans le dessin des « Amis », l'image de l'oreiller ?

Le comité d'organisation de l'exposition surréaliste
de Londres en 1936

The surrealist phantom
sur Trafalgar square pendant l'exposition de 1936

En tout cas, son portrait exécuté par Man Ray en mars 1936 à Londres, de la même facture que ceux d'Adeline ou Nusch, n'a pas été retenu au final pour le recueil des Mains libres, mais on peut en trouver la reproduction dans la base de données du Centre Pompidou. Il a par la suite été recyclé en avril 1970 dans une série de quatorze eaux-fortes intitulée La Ballade des Dames hors du Temps, précédée d'une texte d'André Breton de 1934.

Man Ray - Sheila, mars 1936

Sheila Legg(e), détail de la photo de groupe

 

Man Ray - Portrait d'Alice Paalen
Série de la Mode au Congo, 1937

Enfin Alice Paalen est en France la moins connue de tous, mais a pourtant joué un rôle peut-être moins mineur que ce qu'en a retenu l'histoire. Un DVD lui a été consacré dans la collection Phares dédiée aux surréalistes, pour réparer un peu cet oubli.

Née Alice Rahon, elle a épousé le peintre allemand Wolfgang Paalen en 1931, mais elle mène en fait une vie très libre : elle a une aventure amoureuse avec Picasso début 1936, puis avec Valentine Penrose, qui l'entraîne en Inde dans un ashram pendant l'été 1936. En 1939, Alice Paalen émigre avec son mari Wolfgang Paalen au Mexique, où elle poursuivra une carrière de peintre et de poète qui lui vaudra la célébrité dans ce pays et aux Etats-Unis.

Alice Paalen est très appréciée d'Eluard, qui dans son Supplément au Dictionnaire abrégé du surréalisme lui a consacré un tout petit article : « PAALEN (Alice) - « L'abeille noire ». Poète surréaliste. (A même la terre, 1936) »

Ce qualificatif d'« abeille noire » explique-t-il le dessin d'une cigale sur le dessin de Man Ray ? En tout cas, Alice Paalen, sans faire partie du groupe régulier des amis de Mougins en 1936-1937, semble avoir été suffisamment appréciée par Man Ray, pour sa beauté, sa liberté d'esprit et sa créativité, pour qu'il l'ait intégrée au groupe des « Amis ».


(1) Ce télégramme figure sans légende ni explication dans le catalogue de l'exposition Eluard et ses amis peintres, qui s'est tenue au Centre Pompidou du 4 novembre 1982 au 17 janvier 1983. Sa reproduction complète se trouve p.25.


© Agnès Vinas
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© Man Ray Trust / ADAGP