Dwight D. Eisenhower - Croisade en Europe (1948)

Né la même année que Charles de Gaulle, Dwight David Eisenhower est nommé en 1942 commandant en chef des forces américaines en Europe et en Afrique du Nord. En 1943, il supervise l'invasion de la Sicile et de l'Italie, et en 1944 l'opération Overlord qui réussit le débarquement en France sur les côtes normandes.

Régulièrement confronté à l'intransigeance de de Gaulle et tenu de ménager les intérêts politiques de Roosevelt et Churchill, il manoeuvre avec souplesse et diplomatie, sachant lâcher du lest chaque fois que nécessaire. On verra ci-dessous quelle est sa version dans la controverse à propos de Strasbourg, qu'évoque de Gaulle dans le Salut, pp.172-181.

En 1945, au terme de la campagne d'Allemagne, il obtient la capitulation sans condition du IIIe Reich. Commandant en chef de l'OTAN en 1950, il se lance dans une carrière politique en 1952 et est élu 34e président des Etats-Unis, charge qui est la sienne au moment de la rédaction des Mémoires de Guerre de de Gaulle, et qu'il occupera pendant deux mandats consécutifs (1953-1961).


 

Eisenhower et de Gaulle en 1944

Un syllogisme éclairant en 1942

Il est assez facile de comprendre pourquoi de Gaulle était mal vu par l'armée française. Au moment de la capitulation de la France, en 1940, les officiers demeurés dans l'armée avaient approuvé la position prise par leur gouvernement, obéi à ses ordres, et déposé les armes. De leur point de vue, donc, si la voie choisie par de Gaulle était juste, chaque officier qui avait obéi aux ordres du gouvernement était un couard. Si de Gaulle était un Français loyal, ils devaient se considérer, eux, comme des lâches. Il était bien naturel que ces officiers n'adoptent pas cette façon de se juger ; bien au contraire, ils se targuaient d'être des Français exécutant les ordres d'une autorité civile constituée ; pour eux, de Gaulle était donc officiellement un déserteur.

La question de l'abandon de l'Alsace (19 décembre 1944 - 3 janvier 1945) - La version d'Eisenhower

La poche de Colmar contribua grandement à restreindre notre plan. En effet, si cette poche n'avait pas existé, l'armée française aurait pu aisément tenir la ligne du Rhin de la frontière suisse à la Sarre, ce qui aurait libéré toute la septième armée américaine. Cette armée, employée au nord de cette région, eût donné plus de poids à l'attaque de Patton. Mais, à l'époque, la poche de Colmar constituait une menace pour les troupes établies dans la plaine du Rhin à l'est des Vosges, et il eût été imprudent de dégarnir ce secteur de forces qui, en d'autres circonstances, eussent été d'un grand secours.

Devers reçut l'ordre d'abandonner dans ce secteur tout saillant qui immobilisait inutilement des troupes. En cas d'attaque, il devait céder lentement du terrain sur son flanc nord, même s'il lui fallait pour cela reculer jusqu'aux Vosges.

La plaine du nord de l'Alsace n'offrait pour nous aucun intérêt immédiat. J'étais prêt, à cette époque, à déplacer, si nécessaire, le front de Devers jusqu'à la crête orientale des Vosges. Mais j'étais résolu à empêcher les Allemands de pénétrer dans ces montagnes, et Devers devait tenir coûte que coûte la ligne indiquée.

Ces instructions furent, bien entendu, communiquées à l'armée française, puiqu'elles impliquaient la possibilité d'un mouvement de recul et que, dans le cas d'un repli important, il faudrait abandonner temporairement la ville de Strasbourg. Le commandement français transmit cette nouvelle à Paris, où elle causa un grand émoi dans les cercles militaires et gouvernementaux. Le général Juin, chef d'état-major général de l'armée française, vint me trouver pour me convaincre de défendre Strasbourg jusqu'au bout. Je lui répondis que dans les circonstances actuelles, je ne pouvais garantir la sécurité de la ville, mais que je n'en ordonnerais pas l'abandon sans raison sérieuse. La question de Strasbourg n'allait pas cesser de m'importuner pendant toute la bataille des Ardennes [...]

Les Français étaient toujours inquiets au sujet de Strasbourg. Le 3 janvier, de Gaulle vint me voir. Je lui expliquai la situation. Il reconnut que nos plans d'épargner des troupes dans cette région étaient, du point de vue militaire, corrects. Toutefois, il me fit remarquer que, depuis la guerre de 1870, Strasbourg avait pris la valeur d'un symbole pour le peuple français ; il pensait que la perte de cette ville, fût-elle momentanée, frapperait la nation de découragement, risquant même de provoquer la révolte ouverte. Il envisageait la situation avec gravité, déclarant qu'en cas de péril extrême, il préférerait masser toutes ses forces autour de Strasbourg, dût-il perdre toute l'armée, plutôt que d'abandonner la ville sans combat. Dans une lettre qu'il m'apportait, il annonçait qu'il agirait indépendamment de mes ordres si je refusais de préparer la défense de Strasbourg rue par rue. Je lui rappelai que l'armée française ne recevrait ni munitions ni vivres si elle n'obéissait à mes ordres, et je n'hésitai pas à lui dire que la situation présente ne se serait pas produite si l'armée française avait éliminé la poche de Colmar.

A première vue, l'argumentation de de Gaulle semblait être basée sur des considérations politiques, c'est-à-dire sur le sentiment et non sur la logique ou le bon sens. Cette affaire avait pourtant aussi une importance militaire à cause de ses répercussions possibles sur notre réseau de communications qui s'étendait sur toute la France, à partir de deux directions. L'agitation ou la révolte sur ce réseau nous vouerait à la défaite sur le front. En outre, au moment de cette entrevue, l'affaire des Ardennes était déjà réglée. Nous étions passés à l'offensive à l'intérieur du saillant, et si je désirais envoyer sur le front de Bradley toutes les troupes disponibles ailleurs, ce n'était pas pour éviter une défaite mais pour rendre notre victoire plus décisive. Je décidai de modifier mes ordres à Devers. J'informai le général de Gaulle que je demanderais immédiatement à Devers de se retirer des saillants de son front nord et de se préparer au centre à tenir solidement Strasbourg. Il ne serait plus prélevé de troupes sur le 6e groupe d'armées. Cette modification enchanta de Gaulle, et il partit d'excellente humeur, en déclarant sa foi illimitée dans ma perspicacité militaire.

M. Churchill se trouvait par hasard au quartier général, au moment où je recevais de Gaulle. Il assista à notre entrevue sans faire de commentaires. Après le départ de de Gaulle, il me dit tout simplement : "Je crois que vous avez agi avec beaucoup de sagesse".


© Traduction française publiée chez Robert Laffont, 1949 pp.110, 404-405 et 414-415