Lettre de Pierre Brossolette au général de Gaulle (2 novembre 1942)

Pierre Brossolette est un brillant journaliste socialiste. En 1941, il entre en résistance dans le "Réseau du Musée de l'Homme", puis dans un autre, la "Confrérie Notre-Dame de Castille", où il devient le spécialiste des questions d'information et de propagande. Ses rapports pénétrants sont transmis aux services de la France Libre, et donnent de précieuses informations sur l'état de l'opinion et l'organisation de la résistance intérieure. Il est appelé à Londres en avril 1942, et le 1er octobre, il devient l'un des responsables du Bureau Central de Renseignements et d'Action. Sa fréquentation de de Gaulle lui inspire la remarquable lettre du 2 novembre 1942, où dans le style percutant qui le caractérise il fait le point sur la conception très personnelle du pouvoir du grand homme qu'il châtie d'autant mieux qu'il l'admire par ailleurs.

Pierre Brossolette est par la suite envoyé en mission en France à trois reprises. Arrêté le 3 février 1944, il est torturé et se suicide en se défénestrant le 22 mars. C'est sa femme, Gilberte Brossolette, qui a publié sa biographie, Il s'appelait Pierre Brossolette, chez Albin Michel en 1976.


 

De Gaulle dans son bureau de Carlton Gardens

Mon Général,

[...] Deux fois en quinze jours, je me suis senti très loin de vous.

Il ne s'agit pas en ce moment de la conception, qui nous est commune, des nécessités de la libération et de la reconstruction française. Cette conception je la défendrai toujours et partout à côté de vous avec ferveur, avec violence contre toutes les attaques et toutes les manoeuvres, celles de l'Observer et les autres.

Mais il s'agit de la pratique quotidienne par laquelle vous vous efforcez de préparer cette libération et cette reconstruction. Il s'agit, davantage encore, de l'image que cette pratique nous permet de nous former à l'avance de votre pratique quand vous serez en France.

Peut-être serez-vous surpris qu'elle soit mise en cause. Il entre dans votre système de nier la critique, d'en nier la valeur, d'en nier la réalité même. Cette critique, il faut pourtant que vous sachiez qu'elle est à peu près générale, et que dans la mesure où vous en repoussez ce qu'elle peut avoir d'utile et de bien fondé, vous diminuez la force avec laquelle nous combattons, chaque jour, âprement ce qu'elle a d'absurde, de mensonger et de haineux.

Je vous parlerai franchement. Je l'ai toujours fait avec les hommes, si grands fussent-ils, que je respecte et que j'aime bien. Je le ferai avec vous, que je respecte et aime infiniment. Car il y a des moments où il faut que quelqu'un ait le courage de vous dire tout haut ce que les autres murmurent dans votre dos avec des mines éplorées. Ce quelqu'un, si vous le voulez bien, ce sera moi. J'ai l'habitude de ces besognes ingrates, et généralement coûteuses.

Ce qu'il faut vous dire, dans votre propre intérêt, dans celui de la France Combattante, dans celui de la France, c'est que votre manière de traiter les hommes et de ne pas leur permettre de traiter les problèmes, éveille en nous une douloureuse préoccupation, je dirais volontiers une véritable anxiété.

Il y a des sujets sur lesquels vous ne tolérez aucune contradiction, aucun débat même. Ce sont d'ailleurs, d'une façon générale, ceux sur lesquels votre position est le plus exclusivement affective, c'est-à-dire ceux précisément à propos desquels elle aurait le plus grand intérêt à s'éprouver elle-même aux réactions d'autrui. Dans ce cas votre ton fait comprendre à vos interlocuteurs qu'à vos yeux leur dissentiment ne peut provenir que d'une sorte d'infirmité de la pensée ou du patriotisme. Dans ce quelque chose d'impérieux que distingue ainsi votre manière et qui amène trop de vos collaborateurs à n'entrer dans votre bureau qu'avec timidité, pour ne pas dire davantage, il y a probablement de la grandeur. Mais il s'y trouve, soyez-en sûr, plus de péril encore. Le premier effet en est que, dans votre entourage, les moins bons n'abondent que dans votre sens; que les pires se font une politique de vous flagorner ; et que les meilleurs cessent de se prêter volontiers à votre entretien. Vous en arrivez ainsi à la situation, reposante au milieu de vos tracas quotidiens, où vous ne rencontrez plus qu'assentiment flatteur. Mais vous savez aussi bien que moi où cette voie a mené d'autres que vous dans l'histoire, et où elle risque de vous mener vous-même.

Or il s'agit de la France. Vous voulez en faire l'unanimité. La superbe et l'offense ne sont pas une recommandation auprès de ceux qui sont et demeurent résolus à vous y aider. Encore moins en seront-elles une auprès de la nation que vous voulez unir. Parlons net, nous qui connaissons bien ses réactions politiques : elle aura beau vous réserver l'accueil délirant que nous évoquons parfois ; vous ruinerez en un mois votre crédit auprès d'elle si vous persévérez dans votre comportement présent.

Vous savez que cette ruine serait du même coup celle de tous nos espoirs, qu'elle serait la ruine même des possibilités que la France a retrouvées grâce à vous. C'est pourquoi je me permets de vous supplier de faire sur vous-même l'effort nécessaire, pendant qu'il en est temps encore. Je ne parle pas de moi, que vous avez le droit de considérer comme peu de chose. Mais vous avez des Commissaires nationaux, vous en avez de bons ; vous avez des collaborateurs militaires ; de bons collaborateurs militaires ; vous avez dans les services des hommes qui se sont volontairement réfugiés dans l'obscur ou le médiocre. Il faut que vous ayez avec eux des rapports humains, que vous sollicitiez leur conseil, que vous pesiez leurs avis. Les grands chefs de gouvernement l'ont toujours fait. Surtout ceux qui se sentaient le plus sûrs d'eux-mêmes. Ils ne se diminuaient pas ainsi. Ils se grandissaient. Vous m'objecterez vos difficultés, la nécessité de faire la guerre, de faire la révolution. Mais c'est justement dans l'adversité qu'il faut le plus se contrôler soi-même ; car elle est une terrible école d'amertume, et l'amertume est la pire des politiques.

Peut-être vous étonnerez-vous de me voir vous parler avec cette liberté, et sur le ton d'un homme s'adressant à un autre homme. Je pourrais vous répondre qu'il s'agit là de politique, et que dans ce domaine je suis peut-être un des Français de Londres qui possèdent le plus d'expérience. Mais là n'est pas le problème. Nous n'en sommes pas à mesurer les mérites, les talents, l'intelligence et les situations. Ce sont nos consciences qui sont en cause. Et une conscience peut toujours parler d'égale à égale à une autre conscience. [...]

Pierre BROSSOLETTE.


© Albin Michel, 1976, pp. 267-268