Charles de Gaulle - Vers l'armée de métier (1934)

Cette nation, si mal protégée, du moins se tient-elle en garde ? La voit-on capable de déployer de but en blanc toute sa force guerrière ? Frappe-t-elle à bon escient dès les premiers coups ? Vingt siècles répondent que non ! La France, en cent conflits, sut fournir des efforts immenses, mais mal réglés tout d'abord, discordants, hors de proportion avec les résultats.

Sans doute, la fusion de plusieurs races puissantes, et dans le milieu le plus favorable, a-t-elle formé dans notre peuple une « harmonie rare et précieuse ». Contrée de climat modéré, où chaque région revêt un caractère propre mais complète ses voisins, où les bassins, drainés par des fleuves aux cours divergents et aux régimes dissemblables, communiquent entre eux par des seuils faciles, terre harmonieuse d'horizon, multiple de produits, variée de relief, la France a imprimé aux hommes qui l'habitent sa marque d'équilibre dans les nuances et d'union dans la diversité. Au surplus, l'Histoire y aida. La conquête romaine, en donnant aux peuplades gauloises la même langue et les mêmes lois, le christianisme, en leur faisant accepter une morale identique, puis la monarchie, ouvrière d'unité, accrurent ce fonds indivis qui balança tant d'efforts de rupture. Aussi, tout le long du temps, vit-on la race des Français réagir dans l'épreuve avec une extrême vigueur, se rassembler alors qu'elle est en pièces, se relever quand on la tient pour morte, bref, opposer aux pires infortunes une résistance et comme un ressort incroyables et qui l'affermissent par l'obscure conscience qu'elle en a.

Mais, justement, l'échange facile des pensées et des sentiments dans un peuple expansif et que tout centralise, ne laisse pas d'avoir pour revers la mobilité des impressions communes, phénomène d'induction nerveuse habituel aux foules et que notait déjà César : Gallorum subita ac repentina consilia. Des élans et des faiblesses également précipités, dans le dessein beaucoup de passion mais peu de constance, voilà notre fait. Surpris par le péril, nous l'acceptons d'enthousiasme, mais sans l'avoir préparé. Du moins, lui opposons-nous une cohésion immédiate ? Non ! Chaque Français tient trop à son indépendance. Avant de se soumettre il en délibère, se lie aux autres seulement quand il le croit utile, fait ses réserves à l'égard de la hiérarchie. La solidarité, la discipline, ont chez nous quelque chose de frémissant, de contenu, d'instable, qui rend l'action en commun inégale et malaisée. D'ailleurs, ce peuple doctrinal court à l'épreuve nouvelle tout bardé de principes. Le bandeau lui couvrant les yeux, il frappe à faux de grands coups, se prodigue à contresens, charge héroïquement les murs. Puis, déconfit, mais redressé par l'amour-propre, il se trouve face à face avec la réalité et lui arrache ses voiles. Alors il l'étreint, la domine, la pénètre, en tire toutes les délices de la gloire.

On a vu, certes, de nos affaires heureusement réglées du premier coup. A peine Othon a mis le pied en terre française qu'il doit s'enfuir le soir de Bouvines. Les campagnes de Flandre et de Franche-Comté, dans la guerre de Dévolution, sont des modèles de prévision. On entend gronder encore l'écho de la foudre dont Napoléon culbutait ses adversaires. Mais enfin, des grands conflits où fut joué notre destin, combien commencèrent tristement ! Que d'absurdes défaites nous a coûtées le démon familier, qui à Crécy, à Poitiers, en face des archers et des canons anglais, nous faisait confier notre cause aux armes naïves de la chevalerie, qui attirait les Valois dans les folles guerres d'Italie quand déjà s'allongeait l'ombre de Charles Quint, qui jetait la France des Droits de l'Homme dans la lutte contre l'Europe au pire moment de notre désorganisation militaire, qui berçait Napoléon III du rêve des nationalités pendant que la Prusse aiguisait son sabre, qui avant 1914 aveuglait d'illusions pacifistes l'école politique dirigeante ! Certes, il est fort beau et fort bon de trouver dans l'extrémité le Grand Ferré, Jeanne d'Arc ou Du Guesclin, de manoeuvrer après Saint-Quentin assez bien pour éloigner Philippe II de Paris, d'être vainqueurs à Denain quand tout paraît perdu, d'effrayer à Valmy les Prussiens déjà triomphants, de frapper encore après Sedan avec le tronçon du glaive, de gagner comme par miracle la bataille de la Marne. Tout de même, ces retours du bord de l'abîme ne balancent pas, au total, un si grand nombre d'erreurs initiales qui font retentir l'Histoire des cris d'angoisse de nos chefs : ordres du jour farouches de Joffre et de Gallieni ; adjurations de Gambetta : « Élevez vos coeurs ! » ; clameurs de Danton invoquant « la patrie en danger » ; tristesse de Louis XIV : « On n'est plus heureux à notre âge ! » ; chagrin de François Ier : « Tout est perdu fors l'honneur ! » ; larmes de la Pucelle sur « notre grande pitié » ; désespoir de Philippe VI en fuite : « Ouvrez ! C'est l'infortuné roi de France !»

Vers l'Armée de métier, in Le fil de l'épée et autres écrits, Plon, 1999, pp.243-245